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Croissance et... croissance de lĠŽconomie du cannabis en Afrique subsaharienne (1980-2000)

Pascale Perez et Laurent Laniel

Article publiŽ dans HŽrodote, ÇÊGŽopolitique des drogues illicitesÊÈ, nĦ 112, 1er trimestre 2004

RŽsumŽ

La culture du cannabis conna”t ˆ partir des annŽes 1980 un fort dŽveloppement en Afrique subsaharienne. Par ses caractŽristiques agronomiques et Žconomiques, le cannabis appara”t comme un produit performant compensant la crise des matires premires agricoles, la libŽralisation des filires de culture de rente, ou permettant lĠintŽgration des rŽgions enclavŽes aux circuits marchands. En lien avec le dŽveloppement de la production, on peut observer la mise en place de nouveaux systmes commerciaux (trafiquants) et la mutation des systmes dŽjˆ en place. Les marchŽs de consommation du cannabis africains connaissent paralllement un fort dŽveloppement ˆ partir des annŽes 1980, stimulant la production. Si les drogues, et en particulier le cannabis, ont souvent ŽtŽ mentionnŽes dans les conflits armŽs africains, elles ont Žgalement contribuŽ ˆ la stabilitŽ sociale.

Introduction

La dŽcennie 1980 marque un tournant dans lĠintŽgration de lĠAfrique subsaharienne dans lĠŽconomie des drogues illicites. Terre de passage pour les produits illicites venant des continents asiatique et sud amŽricain et ˆ destination de lĠEurope et de lĠAmŽrique du Nord, lĠAfrique en devient Žgalement une terre de production, principalement de cannabis, et un marchŽ de consommation.

Le dŽveloppement de la production, du trafic et de la consommation illicites de cannabis sĠy inscrit dans un contexte Žconomique dŽgradŽ. La chute des prix des matires premires et les politiques de libŽralisation des filires ne touchent pas seulement le secteur agricole qui se met en qute de cultures alternativesÊ: le commerce et le transport p‰tissent aussi de cette dŽgradation Žconomique. A la diffŽrence des masses paysannes, les Etats et leurs reprŽsentants ne sont affectŽs quĠen dernier lieu par les consŽquences de la baisse de la rente agricole. Quant au dŽgraissage des effectifs de la fonction publique qui est imposŽ par les plans dĠajustement structurel, il fragilise Žconomiquement les classes moyennes urbaines qui deviennent une cible dĠautant plus dŽsignŽe pour les trafiquantsÊ: en tant que consommateurs cherchant ˆ sĠadapter ˆ la nouvelle rŽalitŽ, mais aussi comme acteurs du trafic, en tant que transporteurs, vendeurs, ou passeurs.

Le dŽveloppement de ces activitŽs, qui apparaissent comme des alternatives Žconomiques pour divers groupes sociaux, ne se fait pas sans consŽquences politiques. Si les drogues ont souvent ŽtŽ mentionnŽes pour la place quĠelles ont eu dans certains conflits africains, et ce ˆ divers titres, elles ont aussi, dans certaines rŽgions, contribuŽ ˆ maintenir une stabilitŽ sociale.

A partir de la relecture des enqutes menŽes dans divers pays dĠAfrique de lĠOuest, australe et centrale entre 1993 et 1998 par lĠObservatoire gŽopolitique des drogues (OGD), lĠarticle propose de dŽcrypter les mŽcanismes du dŽveloppement de lĠŽconomie du cannabis.

I. Le dŽveloppement de la production de cannabis et les mutations des flux marchands

La diversitŽ des zones Žcologiques dans lesquelles la culture de cette plante sĠest dŽveloppŽe sur le continent africain montre ses capacitŽs dĠadaptation aux diffŽrents contextes naturels. Ainsi, sa culture transcende les zones bioclimatiques de lĠAfrique subsaharienne, depuis le Sahel jusquĠˆ lĠAfrique Žquatoriale, lĠAfrique de lĠEst et lĠAfrique septentrionale, que ce soit au Mali, au SŽnŽgal, en Gambie, en C™te dĠIvoire, au Togo, en RŽpublique dŽmocratique du Congo (RDC), en Afrique du Sud, au LesothoÊ: ˆ des latitudes et ˆ des altitudes variŽes donc. Les itinŽraires techniques et la localisation des terres dŽdiŽes ˆ cette culture varient alors en fonction des situations locales. Le calendrier agricole de la culture du cannabis oscille entre 4 ˆ 8 mois, des itinŽraires techniques adaptŽs permettant de le cultiver en association ou en monoculture et facilitant son intŽgration par les agriculteurs dans des systmes de culture aussi variŽs que ceux des plantations cacaoyres des zones forestires ivoirienne, ghanŽenne ou togolaise, des zones mara”chres des Niayes sŽnŽgalaises, ou encore des hauts plateaux camerounais producteurs de pomme de terre et de maïs.

Du point de vue agro-Žconomique, les prix dĠachat offerts ramenŽs au cožt local du travail ou ˆ la disponibilitŽ de la terre font que le cannabis prŽsente, du fait de sa prohibition, des avantages comparatifs trs attractifs. En 1995, en C™te dĠIvoire, des Žtudes montraient quĠun hectare de cannabis rapportait 100 fois plus quĠun hectare de cafŽ et 55 fois plus quĠun hectare de riz et de manioc associŽsÊ; en Gambie, 100 fois plus quĠun hectare de manioc et 10 fois plus quĠun hectare dĠarachide. La valeur ajoutŽe pour une journŽe de travail y Žtait 7,5 fois supŽrieure pour le cannabis que pour le cacao. En 1997, au Cameroun, un hectare de cannabis procurait un revenu douze fois plus important quĠun hectare mis en culture associŽe de maïs, haricot et pommes de terre et une journŽe consacrŽe ˆ la culture de cannabis permettait de dŽgager un revenu 4 ˆ 26 fois plus important dans le cadre de la culture associŽe[1].

Les diffŽrentes Žtudes menŽes par lĠOGD[2] auprs des agriculteurs montraient que, durant les annŽes 1990 et quels que soient les contextes socio-Žconomiques et naturels, le cannabis Žtait devenu un produit agricole pivot constituant au minimum 75% des revenus monŽtaires obtenus par les exploitations agricoles engagŽes dans cette activitŽ.

Selon les contextes, la production agricole du cannabis permet de compenser la perte des revenus monŽtaires agricoles (baisse du prix des matires premires) et, ou, les rŽductions des superficies cultivables (pression foncire, dŽsertification ou salinisation des sols). Elle reprŽsente Žgalement un moyen dĠintŽgration aux nouveaux circuits marchands qui ont ŽmergŽ dans le contexte de la libŽralisation des filires dĠEtat, et ce dĠautant plus que le cannabis, production illicite, souffre moins que les productions commerciales de lĠŽloignement des marchŽs.

Le dŽveloppement de la production agricole

Une culture de compensation

La culture de cannabis appara”t dans deux contextes particuliers comme culture de compensationÊ: dans des rŽgions fortement orientŽes vers des cultures de rentes et dans des zones o la dŽgradation des conditions Žcologiques ont contribuŽ ˆ une rŽduction des surfaces cultivables. Les deux phŽnomnes sont parfois concomitants.

Cette expansion de la culture de cannabis durant les dŽcennies 1980 et 1990 constitue la rŽponse des agriculteurs africains ˆ la dŽtŽrioration du contexte gŽnŽral de lĠactivitŽ agricole. Dans toutes les rŽgions agricoles orientŽes vers les cultures de rente o les Žtudes ont ŽtŽ menŽes, le mme schŽma est apparu. Les cours mondiaux des matires premires ont dĠabord baissŽ de faon trs importanteÊ: ainsi, en C™te dĠIvoire, entre 1988 et 1992, le prix bord-champ du cafŽ dŽcortiquŽ a ŽtŽ divisŽ par 4 et celui du cacao par 2,7. Ensuite, sous lĠinstigation des institutions financires internationale, les filires de commercialisation ont ŽtŽ brusquement libŽralisŽesÊ: en 1996, au Togo, les diffŽrents organismes chargŽs de lĠappui, de la commercialisation et de lĠexportation du cafŽ et du cacao ont ŽtŽ dŽmantelŽs. De fait, pour les reprŽsentants syndicaux des agriculteurs zambiens, la libŽralisation de la commercialisation du maïs est perue comme la premire cause du dŽveloppement de la culture du cannabis.

Ces nouvelles conditions fragilisent donc les exploitations agricoles ne disposant plus des prix garantis, de lĠaccs aux intrants chimiques, aux crŽdits subventionnŽs ou ˆ tout autre soutien au dŽveloppement des cultures auparavant fourni par les organismes Žtatiques. LĠOffice des produits agricoles du Togo (Opat), par exemple, contribuait ainsi ˆ la rŽnovation des plantations, ˆ lĠentretien des pistes, etc. En consŽquence de cette libŽralisation les revenus monŽtaires ont baissŽ alors mme que le prix dĠintrants essentiels tels que fertilisants, produits phytosanitaires et semences augmentait. Ainsi, au SŽnŽgal, le prix de ces intrants a augmentŽ de 50% ˆ la suite de la libŽralisation de la filire du riz, favorisant lĠapparition de nouveaux modes de commercialisation et de nouveaux opŽrateurs privŽs.

Paralllement, lĠouverture des marchŽs aux importations, en particulier de produits agricoles vivriers, a accentuŽ les difficultŽs rencontrŽes par nombre dĠexploitants agricolesÊ: en 1995, sur les marchŽs du SŽnŽgal, le prix du kilo de riz sŽnŽgalais Žtait 25 % plus ŽlevŽ que celui de la brisure de riz importŽe dĠAsie.

Culture de compensation, le cannabis lĠest aussi dans des contextes de rŽduction des terres cultivables du fait de phŽnomnes climatiques ou Žcologiques adverses (sŽcheresse, salinisation ou forte Žrosion), mais Žgalement du fait de blocages fonciers enchŽrissant lĠaccs ˆ la terre, en particulier pour les jeunes gŽnŽrations. Il en Žtait ainsi au Togo, au Congo-Brazzaville, en C™te dĠIvoire et en GuinŽe-Conakry sur les fronts forestiers bloquŽs o, pour les jeunes agriculteurs, lĠaccs ˆ la terre est restreint. De fait, la valeur ajoutŽe de la production de cannabis rapportŽe ˆ la superficie cultivŽe est telle quĠelle permet des revenus importants sur des superficies rŽduites. Cette caractŽristique permet donc d'accŽder ˆ une activitŽ agricole sans disposer de lĠimportant capital foncier gŽnŽralement requis.

En Gambie, la sŽcheresse a entra”nŽ une salinisation des terres diminuant fortement les terres cultivables. Une agricultrice y racontait que sa production de riz qui couvrait les besoins annuels de sa famille en Žtait venue ˆ ne plus assurer que trois mois de subsistance familiale. Le dŽficit devait alors tre compensŽ par des achats alimentaires que seuls les revenus garantis par le cannabis permettaient. Au Lesotho enfin, ds le dŽbut des annŽes 1980, les ravages de lĠŽrosion et lĠappauvrissement des terres des zones montagnardes ont provoquŽ un recours massif ˆ la culture de cannabis, plante qui se satisfait mme de sols dŽgradŽs.

Une culture dĠintŽgration

En devenant la culture de rente, le cannabis permet lĠintŽgration des rŽgions dont lĠaccs physique aux marchŽs est limitŽ ou qui ne disposent pas de cultures de rente qui pourraient permettre leur intŽgration aux circuits marchands.

Par exemple, dans la rŽgion de Kumbo, sur les hauts plateaux camerounais, la culture de cannabis a ŽtŽ dŽveloppŽe pour compenser les difficultŽs de commercialisation propres aux cultures habituelles (haricot, maïs, pomme de terre). LĠisolement par rapport aux marchŽs rendait en effet la vente de ces produits alŽatoire. Dans un village situŽ ˆ 14 km de Kumbo, reliŽ par une piste impraticable ou presque en saison des pluies, la venue dĠacheteurs Žtait contingente. La vente des productions villageoises ne pouvait donc souvent se faire que dans la limite des faibles quantitŽs transportables ˆ pied jusquĠau marchŽ de Kumbo. Les alŽas dĠune telle commercialisation compromettaient et lĠŽcoulement des produits sur le marchŽ, et a fortiori le financement rŽgulier des frais de scolarisation, des dŽpenses sanitaires ou encore des achats de produits de premire nŽcessitŽ. Ailleurs, dans la rŽgion du Bandundu de la RŽpublique DŽmocratique du Congo, cĠest la dŽgradation des infrastructures routires qui a accentuŽ lĠisolement des villages par rapport aux marchŽs, rendant trs difficile la venue des acheteurs de produits alimentaires ou le dŽplacement des producteurs vers ces marchŽs. Ces conditions particulires de commercialisation sont alors dĠautant plus favorables au dŽveloppement de la culture du cannabis puisque, dans le cas de cette production, ce sont les acheteurs qui se dŽplacent pour acquŽrir les rŽcoltes, rompant ainsi lĠisolement des villages ou des rŽgions concernŽs et les intŽgrant de facto dans les circuits marchands.

Les caractŽristiques particulires de la commercialisation

LĠintroduction de la culture de cannabis dans les systmes de production locaux a pris, selon les rŽgions, des aspects variŽs, mme si elle a partout rŽpondu ˆ un besoin dĠalternative Žconomique ressenti par les agriculteurs. Mais une telle culture a aussi ŽtŽ incitŽe par des rŽseaux trafiquants prŽexistants, comme ce fut le cas par exemple en Afrique de lĠOuest sous lĠinfluence de rŽseaux nigŽrians et ghanŽens dŽjˆ impliquŽs dans le commerce rŽgional du cannabis. Son expansion a encore ŽtŽ favorisŽe par ouï-dire, notamment concernant lĠavantage comparatif de sa valeur marchande dans le contexte du dŽveloppement de son marchŽ urbain. Ce dernier mode de transmission sĠest surtout fait dans les pays o le cannabis Žtait dŽjˆ prŽsent ˆ petite Žchelle et utilisŽ comme remde mŽdicinal (Cameroun, RDC, etc.).

En ce qui concerne la commercialisation, trois dynamiques apparaissentÊ: la mutation de rŽseaux commerants dŽjˆ en place (rŽseaux du cacao ou de lĠarachide) qui intgrent ce nouveau produit dans leurs activitŽsÊ; la mise en place nouveaux systmes commerciaux (trafic)Ê; lĠimplication accrue des producteurs dans la commercialisation de leur production.

La mutation des circuits marchands

On observe dans certaines rŽgions de C™te dĠIvoire, du Togo et du SŽnŽgal un changement des circuits marchands traditionnels qui Žvoluent du commerce et du transport de matires premires agricoles traditionnelles (cacao, cafŽ, arachide) au trafic de cannabis. La libŽralisation des filires dĠEtat se traduit par une mutation de ces circuits qui bŽnŽficient toujours aux Žlites politiques dont les intŽrts dans la commercialisation des cultures de rente ont ŽtŽ prŽservŽs. Dans les rŽgions cacaoyres et cafŽires de C™te dĠIvoire ou du Togo, une partie du trafic, portant gŽnŽralement sur de grandes quantitŽs, est assurŽe sous couvert dĠactivitŽs lŽgales liŽes ˆ lĠimport-export ou au transport commercial et disposant de dŽbouchŽsÊ: sociŽtŽs de transport, grands commerants, sociŽtŽs exportatrices de cafŽ ou de cacao. Au Cameroun, par exemple, les acheteurs de cannabis en gros participent Žgalement du commerce de produits vivriers. Le trafic est donc largement intŽgrŽ au sein des activitŽs licites et le fret lŽgal peut ainsi dissimuler les cargaisons de cannabis, des sociŽtŽs dĠexportation cafŽire ou cacaoyre faisant office de couverture aisŽe. En Afrique de lĠOuest, on peut Žgalement trouver des rŽseaux de trafic de cannabis qui sont liŽs aux circuits dĠexportation de la noix de cola. En RDC et au Nigeria, enfin, cĠest dans des grumes destinŽes ˆ lĠEurope que lĠherbe de cannabis est frŽquemment camouflŽe. DĠune faon gŽnŽrale donc, lĠherbe de cannabis va sĠinsŽrer dans les grands rŽseaux commerciaux lŽgaux du continent, mais en utilisant aussi des circuits de contrebande et de commerce informel prŽexistant.

La ÇÊfilire cannabisÊÈ

DĠautres types de filires ont ŽtŽ mises en place sous lĠimpulsion de rŽseaux marchands sĠinspirant des conditions quĠoffraient les filires de cultures de rente. Ces rŽseaux ont ainsi encouragŽ la production de cannabis en constituant des filires organisŽes sur le type de celles qui existaient pour les produits lŽgaux avant la vague de libŽralisation. Au Congo Brazzaville et en RDC, ces rŽseaux offrent des prix garantis, achtent sur pied et fournissent des semences. Dans ces pays, les circuits sont gŽnŽralement organisŽs par des commerants non nationaux et, contrairement ˆ ceux des produits lŽgaux, ils Žchappent ˆ la classe politique nationale, du moins de faon directe.

Afin de disposer dĠune couverture, des trafiquants se sont convertis en commerants de denrŽes alimentaires (RDC), ces dernires servant de camouflage. Les agriculteurs trouvent ainsi des dŽbouchŽs pour les autres cultures vivrires, dont les produits sont acheminŽs, en mme temps que le cannabis, sur les marchŽs urbains par les trafiquants.

Ailleurs, les producteurs de cannabis ne travaillent pas en contrat avec des acheteurs. Ces derniers se rendent de temps ˆ autre sur les lieux de production et cherchent ˆ acquŽrir de la marchandise. Les agriculteurs sĠefforcent de vendre au plus offrant. Ils peuvent ainsi choisir les moments les plus opportuns suivant les besoins de leur trŽsorerie (Gambie, RDC, SŽnŽgal, Lesotho). Le cycle agricole court du cannabis permet plusieurs rŽcoltes annuelles et, si elle a bŽnŽficiŽ dĠun bon sŽchage, lĠherbe de cannabis peut se conserver pendant un an. Elle constitue alors une Žpargne utilisable lorsquĠune dŽpense devient nŽcessaire (rentrŽe scolaire, frais mŽdicaux, investissements dans lĠexploitation agricole, etc.).

Les trafiquants qui viennent acheter sur place contribuent au dŽsenclavement de rŽgions isolŽes ou mal desservies (Cameroun, RDC, Lesotho, Afrique du Sud) et maintiennent ou insrent les agriculteurs dans les circuits marchands. Mais leÊcommerce du cannabis nĠest pas lĠapanage exclusif des grands trafiquants ou commerants dŽjˆ installŽs. Il peut Žgalement reprŽsenter une opportunitŽ pour de nouveaux entrants. CĠest ainsi quĠune multitude de petits circuits se sont mis en place, ˆ lĠinitiative de personnes recherchant des alternatives Žconomiques. Les liens familiaux avec le milieu rural, qui restent souvent trs Žtroits au sein des classes urbaines, permettent lĠorganisation dĠun trafic ˆ petite Žchelle, voire le montage dĠopŽrations ponctuelles permettant de couvrir des besoins urgents ou imprŽvus, entre producteurs villageois et rŽsidents des quartiers urbains.

StratŽgies de maximisation des profits

A une plus petite Žchelle, les producteurs travaillent avec des petits commerants locaux. Mais ils assurent parfois eux-mmes la commercialisation de leur produit, et certains vont jusquĠˆ lui ajouter de la valeur en transformant le cannabis ÇÊbrutÊÈ en ÇÊproduit finiÊÈ (gamme de sachets de diffŽrents poids, joints ÇÊprŽ-roulŽsÊÈ, etc.) prt ˆ tre vendu directement au consommateur. Ces rŽseaux de proximitŽ, trs prŽsents dans les campagnes, servent souvent une petite clientle ÇÊdĠamisÊÈ afin de minimiser les risques de dŽnonciation et de rŽpression ou, ce qui est souvent la mme chose, de racket de la part de policiers aussi peu scrupuleux que mal payŽs.

Les producteurs peuvent ainsi dŽployer une large gamme de stratŽgies visant ˆ maximiser les bŽnŽfices tirŽs de la culture du cannabis, par exemple en se chargeant eux-mme du transport et/ou en ÇÊarbitrantÊÈ au mieux les diffŽrences de prix caractŽrisant divers marchŽs nationaux. Les producteurs des zones frontalires bŽnŽficient dĠune configuration pour ainsi dire optimale car elle allie proximitŽ et possibilitŽ ÇÊdĠarbitrageÊÈ. Par exemple, sur la frontire entre le Congo Brazzaville et le Cameroun, les producteurs congolais transportent leur production au Cameroun, o les prix de vente sont plus ŽlevŽs. Certains, dĠailleurs, investissent les revenus du cannabis dans des moyens de transport (bicyclette, voire pour les plus riches, cyclomoteur). Entre le SŽnŽgal et la Gambie, ˆ lĠinstar de ceux du coton et de lĠarachide, le sens des flux de marijuana change en fonction des prix dĠun c™tŽ ou de lĠautre de la frontire. CĠest aussi le cas entre le Togo, le Ghana et la C™te dĠIvoire, o le cannabis emprunte, parfois sur des centaines de kilomtres, les camions des contrebandiers de cafŽ et de cacao qui tirent depuis longtemps parti des diffŽrences annuelles des prix de ces denrŽes dans les trois pays. Dans ce dernier cas, la proximitŽ ne sĠexprime pas tant par une contiguïtŽ spatiale que par lĠactivitŽ de rŽseaux de contrebande prŽexistants qui compriment lĠespace.

II. La croissance des marchŽs locaux de consommation

CĠest avant tout la croissance des marchŽs de consommation locaux, urbains mais aussi ruraux, qui a stimulŽ la production de cannabis en Afrique ˆ partir des annŽes 1980. En effet, mme si elle peut sĠexporter via des circuits internationaux, la trs grande majoritŽ de la production africaine de cannabis est consommŽe en Afrique mme[3].

PrŽcisons dĠemblŽe quĠon ne dispose dĠaucune estimation prŽcise de lĠampleur des marchŽs africains de consommation du cannabis. Sur ce point comme sur dĠautres, le savoir est encore lacunaire. Reste quĠen regard des rares Žtudes ŽpidŽmiologiques disponibles[4] et des enqutes de terrain menŽes par lĠOGD et dĠautres[5] dans les annŽes 1990, on peut tout de mme affirmer que lĠAfrique subsaharienne compte, en ce dŽbut du XXIe sicle, plusieurs dizaines de millions de consommateurs de cannabis. Elle constitue donc un marchŽ de consommation important. Ces mmes sources ÇÊde terrainÊÈ laissent en outre penser que ce marchŽ grandit depuis le dŽbut des annŽes 1980. Cette croissance sĠexplique largement par les effets nŽgatifs des plans dĠajustement structurel sur les conditions de survie de la majoritŽ de la population africaine, ainsi que par la multiplication des conflits armŽs sur le continent.

Mme si lĠoption quantitative nous est fermŽe, on peut mettre au jour les effets stimulants de ces phŽnomnes sur la filire cannabis africaine en analysant la structure des marchŽs de consommation au moyen dĠune approche qualitative, de type ethnographique.

Structure des marchŽs africains de consommation du cannabis

LĠapproche qualitative adoptŽe ici vise ˆ rŽvŽler la structure des marchŽs de consommation de cannabis par rŽfŽrence aux reprŽsentations sociales qui dŽterminent lĠusage de cette drogue illicite en Afrique[6]. Elle permet de classifier les consommateurs dĠaprs leurs rŽponses ˆ la questionÊ: ÇÊPourquoi utilisez-vous le cannabisÊ?ÊÈ. On parvient de la sorte ˆ Žtablir une typologie des motifs de consommation tels que rapportŽs par les consommateurs eux-mmes qui, bien que restant trs gŽnŽrale, se rŽvle utile. On peut ainsi distinguer ˆ grands traits trois types dominants dĠusage du cannabis en Afrique subsaharienne, qui constituent donc les trois ÇÊsegmentsÊÈ du marchŽ de consommation o sĠŽcoule le gros de la production continentale. Nous ne nous pencherons en quelque dŽtail que sur un de ces segments, que nous avons baptisŽ ÇÊstratŽgiqueÊÈ, qui est quantitativement le plus important, celui qui conna”t la plus forte croissance et dont les implications sont les plus intŽressantes pour notre problŽmatique. Nous aborderons brivement les deux autres segments, respectivement ÇÊrŽcrŽatifÊÈ et ÇÊmagico-thŽrapeutiqueÊÈ.

Le segment composŽ des usagers ÇÊrŽcrŽatifsÊÈ est soutenu par une reprŽsentation associant les effets du cannabis au plaisir. Il appara”t comme plus prŽvalent en ville quĠen campagne. Le cannabis est ici consommŽ pour sĠamuser, ÇÊsĠŽclaterÊÈ lors de moments de dŽtente, de loisir ou de ftes, principalement par les jeunes des classes aisŽes africaines et expatriŽs (et les touristes), qui reproduisent un mode de consommation vraisemblablement importŽ dĠOccident. En Afrique de lĠOuest, il est lĠobjet dĠune forte rŽprobation sociale. Toutefois, dans diverses zones rurales le cannabis est considŽrŽ comme un facilitateur de convivialitŽ et/ou de repos aprs le travail. Cet usage, socialement acceptable, peut encore se faire ouvertement dans certaines rŽgions dĠAfrique australe. Il est encadrŽ par des normes de contr™le anciennes, dont lĠorigine remonte probablement ˆ lĠintroduction du cannabis sur le continent africain. DĠaprs lĠhypothse dominante dĠune histoire encore trs lacunaire, ce seraient des marchands arabes qui auraient introduit la plante sur le continent africain, via les comptoirs commerciaux quĠils Žtablirent sur la c™tŽ orientale (Kenya et Tanzanie actuels) ÇÊau plus tard au XIIe sicleÊÈ. Les migrations des Bantous vers le Sud lĠaurait ensuite diffusŽ en Afrique centrale et australe[7].

Les reprŽsentations ÇÊmagico-thŽrapeutiquesÊÈ des effets du cannabis, qui dŽfinissent le deuxime segment, sont anciennes et vraisemblablement issues de lĠacculturation des usages de la plante en Afrique ˆ partir des comptoirs arabes dŽjˆ citŽs. Cette consommation, surtout prŽsente en zone rurale, recherche dans le cannabis une grande variŽtŽ dĠeffets magiques ou thŽrapeutiques, les deux se confondant souvent dans une aire culturelle o ÇÊmŽdecineÊÈ et ÇÊmagieÊÈ, voire ÇÊreligionÊÈ, ne sont pas toujours diffŽrenciŽes. On sait que le ÇÊmonde de lĠinvisibleÊÈ constitue un aspect important, voire central, de la vie sociale, Žconomique et politique africaine[8], et on ne sĠŽtonne donc pas quĠune drogue psycho-active aux effets rŽputŽs puissants (voir aussi infra) puisse se voir attribuer divers pouvoirs magiques. QuoiquĠil en soit, dans diverses rŽgions dĠAfrique subsaharienne, le cannabis peut faire lĠobjet dĠune grande diversitŽ dĠusages ÇÊmagico-thŽrapeutiquesÊÈ. Ainsi, il est employŽ pour traiter des ÇÊcas de possession par un esprit malŽfiqueÊÈ, comme chez les Tonga de Zambie, ou encore lors de cŽrŽmonies funŽraires, comme au Cameroun. Ailleurs, il est prescrit aux personnes ‰gŽes souffrant de rhumatismes, utilisŽ pour traiter les yeux et les oreilles, la tension nerveuse, les maux dĠestomac, voire le paludisme, etc. Il a Žgalement des applications vŽtŽrinaires (pour les chevaux, les chvres, les poulets, les vaches, selon les cultures), et peut mme servir dĠengrais et de pesticide.

Quant ˆ la question de savoir si le cannabis a rŽellement les vertus thŽrapeutiques quĠon lui prte en Afrique, nous nous garderons bien dĠy rŽpondre, malgrŽ son intŽrt. Elle sĠavre trs complexe et ne recle quĠune importance secondaire dans un exposŽ dont lĠobjectif est dĠidentifier les motifs du recours au cannabis, non dĠŽvaluer le bien-fondŽ de tels motifs. Il faut souligner quĠŽtant donnŽ la puissance des pouvoirs attribuŽs au cannabis, de nombreuses sociŽtŽs africaines en codifiaient et rŽglementaient strictement les usages. En effet, dĠaprs divers informateurs, lĠabus de cannabis peut ÇÊrendre fousÊÈ certains consommateurs, un danger dont les contr™les coutumiers cherchent prŽcisŽment ˆ prŽmunir la sociŽtŽ (ils nĠy parviennent pas toujours, et un peu partout en Afrique, des personnes sont internŽes en h™pital psychiatrique suite ˆ des diagnostics dĠabus cannabiques). Plusieurs fois centenaires, ces contr™les coutumiers, et les diverses transgressions auxquelles ils peuvent donner lieu, sont encore en vigueur dans certaines zones rurales, en particulier en Afrique australe. Mais la prohibition ÇÊmoderneÊÈ du cannabis imposŽe par des lois nationales (parfois dĠadoption trs rŽcente[9]) conformes ˆ une lŽgislation internationale reflŽtant essentiellement des prŽoccupations et intŽrts occidentaux[10], tend ˆ faire dispara”tre les contr™les coutumiers en interdisant tous les usages de la plante. En effet, mme si ces lŽgislations ne sont pas appliquŽes sur le terrain aussi rigoureusement que leurs concepteurs le voudraient, elles tendent ˆ dŽvaloriser les contr™les coutumiers en en criminalisant les acteurs. De plus, au vu des rŽsultats plus que mitigŽs de la politique de prohibition rŽpressive actuellement en vigueur, il est permis de douter que les mŽcanismes dits ÇÊde contr™leÊÈ instaurŽs par les lŽgislations modernes sĠavrent plus efficaces que les coutumiers... MalgrŽ la prohibition, le cannabis reste trs disponible et semble-t-il assez largement utilisŽ ˆ des fins magico-thŽrapeutiques en Afrique. Il est vraisemblable que ce segment absorbe une portion de la production continentale de cannabis sans doute lŽgrement supŽrieure ˆ celle du segment ÇÊrŽcrŽatifÊÈ.

Des usages ÇÊstratŽgiquesÊÈ

Le dernier segment du marchŽ africain de consommation de cannabis -- le plus important et qui conna”t une forte croissance -- est soutenu par des reprŽsentations ÇÊstratŽgiquesÊÈ des effets de la plante. Les consommateurs ont ici une reprŽsentation utilitariste du cannabis, dont ils attendent une stimulation, gŽnŽralement pour lĠaccomplissement dĠactivitŽs Žconomiques, cĠest ˆ dire liŽes ˆ la survie, et qui impliquent dĠexercer et/ou de subir une violence physique ou symbolique. Le recours au cannabis est ici fortement dŽterminŽ par la situation socio-Žconomique des consommateurs.

Cette reprŽsentation des effets du cannabis est vraisemblablement ancienne. Il y a fort ˆ parier quĠelle trouve son origine dans le monde arabe. Il est donc probable que Borrofica et les auteurs qui lĠont repris se trompent lorsquĠils affirment que le cannabis a ŽtŽ introduit au Ghana et au Nigeria au milieu des annŽes 1940, ˆ la faveur de la Seconde Guerre mondiale, par des soldats enr™lŽs dans lĠarmŽe britannique et postŽs en Inde et en Birmanie[11]. Toutefois, on notera que cet auteur attribue ˆ des militaires, dont le mŽtier consiste ˆ exercer et ˆ subir des violences, lĠintroduction du cannabis dans ces deux pays. En effet, dĠune manire gŽnŽrale, les forces armŽes sont depuis longtemps rŽputŽes en Afrique, et souvent avec raison, pour leur consommation, voire leur trafic, de cannabis.

On dispose de quelques indices permettant dĠassocier cette reprŽsentation ÇÊstratŽgiqueÊÈ au monde de lĠinvisible. Alors que dans le sud du Ghana le cannabis est parfois qualifiŽ de ÇÊtabac du diableÊÈ (abonsan tawa), dĠaprs une lŽgende sŽnŽgalaise il serait celui des gŽniesÊ:

ÇÊA une Žpoque qui se perd dans la nuit des temps, o lĠhomme et la bte se parlaient, un chasseur trouva un jour un lion blessŽ ˆ la patte sous un tamarinier. Il ne le tua pas, mais le soigna, chassa et lui apporta ˆ manger. Les jours passrent, le lion guŽritÊ: "Tu mĠas sauvŽ la vie, fit-il. En signe de reconnaissance, je vais tĠindiquer lĠherbe qui sert de tabac aux gŽnies. Si tu es intelligent, elle te rendra plus intelligent encoreÊ; si tu es courageux, elle te rendra plus courageux encoreÊ; si tu es fort, elle te rendra plus fort encore..."Ê[12]È

Intelligence, courage et force, attributs essentiels du chasseur (et du guerrier) -- figure centrale du monde symbolique africain[13], dont la survie dŽpend de lĠexercice de la violence et lĠexposition au danger Ĉ et ˆ ce titre fortement valorisŽs, sont donc directement associŽs au cannabis. On note nŽanmoins que, dĠaprs la lŽgende, le cannabis ne fait qu'accro”tre la puissance de vertus essentielles ˆ la survie dont le consommateur doit tre prŽalablement pourvu. Il doit donc avant tout ÇÊy mettre du sienÊÈ, la drogue nĠayant quĠun effet potentialisateur, magique mais pas trop, si lĠon ose dire.

Ce segment du marchŽ de la consommation, tel quĠil se donne ˆ voir de nos jours en Afrique, est peuplŽ dĠutilisateurs partis, pour ainsi dire, Çʈ la chasse ˆ lĠargentÊÈ, et qui cherchent ˆ accro”tre leur courage, leur intelligence et leur force afin de faire face ˆ des obligations socio-Žconomiques. CĠest ce qui ressort des entretiens que nous avons eus avec de tels consommateurs. Ils se recrutent aussi bien en milieu urbain quĠen milieu rural, mais initialement surtout au sein des classes populaires, essentiellement masculines, chez les personnes exerant des mŽtiers perus comme difficiles parce quĠexigeantÊ: force physique (ouvriers de la construction, mineurs, dockers, pcheurs, livreurs, ouvriers agricoles, etc.)Ê; endurance et/ou de longues veilles (chauffeurs de taxi, de bus, de camion, policiers et militaires en faction de nuit, gardes privŽs, cireurs de chaussure, vendeurs ˆ la sauvette etc.)Ê; courage (notamment pour passer outre un tabou) et/ou ruse (prostituŽes, voleurs, dealers, autres ÇÊprofessionsÊÈ illicites, mendiants, militaires, policiers, etc.)Ê; et diverses combinaisons de ces attributs. Cette consommation a aussi ŽtŽ repŽrŽe chez les Žlves et les Žtudiants, convaincus que le cannabis augmente les capacitŽs intellectuelles et la mŽmoire.

Il est plus que vraisemblable que le nombre de ces consommateurs ait fortement augmentŽ depuis 1980, annŽe ˆ partir de laquelle lĠAfrique subsaharienne dans son ensemble a ŽtŽ soumise ˆ de multiples crises dont lĠune des consŽquences a ŽtŽ un considŽrable durcissement des conditions de (sur)vie. Ceci a vraisemblablement provoquŽ une extension de la consommation ÇÊstratŽgiqueÊÈ chez les classes moyennes, laminŽes par les crises et dont les journŽes de travail se sont allongŽes. En zones rurales, les crises agricoles dŽjˆ ŽvoquŽes ont accru le recours aux effets ÇÊstratŽgiquesÊÈ du cannabis. Par exemple, en C™te dĠIvoire, certains producteurs de cacao se sont mis ˆ consommer du cannabis (ou des amphŽtamines) pour compenser par leur propre force de travail la perte dĠune main-dĠÏuvre salariŽe quĠil ne pouvaient plus payer. Dans les villes, les plans dĠajustement structurel ont entra”nŽ des baisses de salaire et des augmentations de prix (des aliments et vtements, du logement, des transports, de lĠŽducation, etc.) rŽsultant en des pertes brutales de pouvoir dĠachat. Le dŽgraissage de la fonction publique, qui fournissait autrefois la majoritŽ des emplois salariŽs dans de nombreux pays, a poussŽ nombre de fonctionnaires remerciŽs ˆ ÇÊse dŽbrouillerÊÈ dans le secteur informel, o les conditions de travail sont dures (en Europe, on les qualifierait dĠinacceptables) et les revenus maigres et alŽatoires. Les salaires, pour ceux qui en peroivent encore, sont gŽnŽralement si bas quĠil faut souvent les complŽter par une activitŽ supplŽmentaire, lˆ encore frŽquemment dans le secteur informel. Par exemple, au Gabon, on a constatŽ une forte prŽvalence de la consommation de cannabis parmi les personnels des banques et de lĠadministration.

Le durcissement des conditions de vie de la majoritŽ de la population africaine, couplŽ ˆ lĠexistence de la reprŽsentation stratŽgique des effets du cannabis (un argument de vente de poids pour les marchands) a ainsi dopŽ le marchŽ de consommation de ce produit. DĠautant que son prix de vente au dŽtail est relativement bas[14] facilite encore le recours ˆ cette drogue illicite. Mme sĠil ne convient sans doute pas de le qualifier de produit de consommation courante, le cannabis est en Afrique loin dĠtre un produit de luxe.

A partir des annŽes 1990 dans de nombreux pays, un phŽnomne supplŽmentaire est venu renforcer la croissance de ce segmentÊ: lĠŽclatement de conflits armŽs. Bien quĠil nĠexiste, ˆ notre connaissance, aucune Žtude sur le sujet[15], il fait peu de doute que la consommation de cannabis est extrmement rŽpandue chez les combattants, dont la plupart sont de jeunes hommes, voire des enfants-soldats utilisŽs du Sierra Leone ˆ la RŽpublique DŽmocratique du Congo, et de lĠAngola au LibŽria, en passant par la C™te dĠIvoire, le Congo-Brazzaville, le Tchad, lĠOuganda, le Soudan, etc. CĠest en situation de combat quĠon a le plus besoin dĠintelligence, de courage et de force. Notons au passage que des tŽmoignages attribuent les atrocitŽs commises lors de ces guerres au fait que leurs auteurs Žtaient sous lĠemprise du cannabis. De surcro”t, les conflits rendent plus difficiles encore les conditions de (sur)vie des populations non-combattantes, dont certains membres ont sans doute recours aux effets ÇÊstratŽgiquesÊÈ autant que ÇÊmagico-thŽrapeutiquesÊÈ du cannabis. Enfin, les armŽes rŽgulires envoyŽes ici et lˆ en mission de maintien de la paix fournissent un contingent supplŽmentaire de consommateurs.

III. Les dimensions stratŽgiques de la production et de la rŽpression

LĠassociation entre conflits armŽs et cannabis en Afrique ne relve pas exclusivement du domaine de la consommation. Le recours au cannabis peut en effet avoir des implications ÇÊstratŽgiquesÊÈ au sens le plus courant du terme.

Dans la mesure o le cannabis est trs largement consommŽ par les groupes armŽs aux prises en Afrique, quĠil sert au moins partiellement ˆ contr™ler, il est parfois devenu une denrŽe stratŽgique dont il faut ma”triser lĠapprovisionnement. Ainsi, les milices qui sĠaffrontaient au Congo-Brazzaville en 1993-94 puis ˆ nouveau en 1997 exeraient un contr™le des plantations de cannabis situŽes sur leurs bases arrires. Les miliciens Žtaient payŽs en partie en cannabis[16]. Le contr™le des zones de production constituait apparemment un enjeu majeur pour lĠentretien des troupes.

Comme cĠest le cas sur dĠautres continents pour dĠautres plantes ˆ drogues, production et trafic de cannabis peuvent servir en Afrique subsaharienne ˆ financer des mouvements armŽs. Le conflit casamanais est lĠexemple peut-tre le mieux connu. Des observateurs estiment que les mouvements rebelles ont commencŽ ˆ prŽlever des taxes sur les ventes de cannabis, produit en grande quantitŽ en Casamance, ds le dŽbut des annŽes 1980. Les revenus ainsi dŽgagŽs, de mme que des opŽrations de troc armes contre drogues, auraient permis ˆ la guŽrilla casamanaise dĠamŽliorer son armement[17]. Au LibŽria, lorsque Charles Taylor perdit le contr™le des zones aurifres et diamantifres en 1993, il eut un recours accru au cannabis produit sur les territoires quĠil ma”trisait encore afin de financer ses opŽrations militaires[18].

Ce recours au cannabis par des mouvements armŽs peut tre facilitŽ dans les territoires de conflit et dĠinsŽcuritŽ, car les populations vivent dans une telle prŽcaritŽ quĠelles prŽfrent abandonner leurs cultures vivrires traditionnelles de cycles longs au profit de celle du cannabis. Culture de cycle court, nŽcessitant relativement peu de travail et dĠinvestissement et adaptable ˆ une grande diversitŽ de sols, le cannabis peut ainsi procurer des revenus permettant de faire face aux besoins alimentaires qui ne sont plus produits. Un tel phŽnomne a ŽtŽ documentŽ dans la rŽgion tchadienne du Ouddaï, proche de la frontire soudanaise, au milieu des annŽes 1990Ê: soumise rŽgulirement ˆ des incursions de bandes armŽes les paysans ont abandonnŽ la culture du mil pour celle du cannabis[19].

Les gouvernements en place ne se privent pas toujours dĠinstrumentaliser le besoin de rŽprimer la production dĠune ÇÊdrogue illiciteÊÈ sur un territoire dŽterminŽ, souvent ˆ grand renfort de publicitŽ, alors mme quĠils prŽfrent lĠignorer sur un autre (parfois parce que leurs membres en tirent directement profit, plus gŽnŽralement parce quĠil constitue un rŽservoir Žlectoral ou fournit un soutien politique dĠune autre manire[20]). Ils en appellent alors habituellement ˆ la nŽcessitŽ de combattre le ÇÊflŽau de la drogueÊÈ et ˆ leur devoir envers la ÇÊcommunautŽ internationaleÊÈ, qui cautionne et participe au financement de ces politiques antidrogue.

Par exemple, ce nĠest quĠˆ partir de 1995 que les forces armŽes de lĠƒtat sŽnŽgalais ont lancŽ des opŽrations en Casamance, officiellement destinŽes ˆ lĠŽradication des cultures de cannabis. Le prŽtexte de la lutte contre les drogues a permis la reconqute dĠun territoire qui Žchappait ˆ lĠautoritŽ dakaroise. Ds 1996, le gouvernement soudanais lanait des opŽrations militaires ÇÊantidrogueÊÈ dans les rŽgions du Darfour et du Bedja, qui sĠavŽraient tre Žgalement des zones sensibles en terme de rŽbellion. Khartoum affirmait alors se cantonner ˆ mener la politique recommandŽe par le Programme des Nations unies de contr™le international des drogues (PNUCID)[21].

Ces opŽrations sont pour la plupart menŽes avec une grande brutalitŽ, et se traduisent gŽnŽralement par la destruction de quelques rŽcoltes de cannabis, lorsquĠelles ne changent pas simplement de propriŽtaire... Des paysans sans dŽfense en sont le plus souvent les principales victimes.

Conclusion

ApprŽhender lĠŽconomie du cannabis sur le continent africain, cĠest aborder les problmes de dŽveloppement, quĠils soient Žconomiques ou politiques, de ce continent et de sa position dans le monde. Cette dynamique met lĠaccent sur lĠŽchec de lĠaide au dŽveloppement, les effets pervers, non mesurŽs et rarement reconnus, des politiques internationales qui ont ŽtŽ imposŽes aux pays de lĠAfrique subsaharienne. Elle montre Žgalement leur capacitŽ dĠadaptation ˆ rŽpondre aux exigences de lĠŽconomie mondiale (avantages comparatifs, libŽralisation des filires, etc.) Mais ce dŽveloppement ne peut devenir durable compte tenu de la fragilitŽ de cette Žconomie illŽgale et de son r™le de dŽstabilisation Žconomique (impact production alimentaire) et politique.

Le prŽsent article donne ˆ penser que les drogues contribuent plus ˆ pŽrenniser quĠˆ bouleverser les mŽcanismes sociaux et Žconomiques majeurs de lĠAfrique. Si lĠŽconomie du cannabis peut appara”tre comme facteur de stabilitŽ sociale dans les zones rurales, elle peut aussi faciliter les mutations de nombreux secteurs Žconomiques ainsi que du politique. Dans les rŽgions o la culture de cannabis sĠest dŽveloppŽe, elle est devenue une culture pivot qui, bien quĠelle permette le maintien des exploitations agricoles, les rend fragiles. Fragiles car elles dŽpendent pour leurs intŽgrations aux circuits marchands dĠune seule culture, dĠautant plus que les cultures vivrires sont en difficultŽ sur les marchŽs nationaux en raison de la concurrence internationale.

NOTES

[1] OGD, Afrique de lĠOuestÊ: Žtude de la production de drogues et du trafic local, en particulier de la culture du cannabis, OGD/Commission europŽenne, Paris, dŽcembre 1995Ê; OGD, ƒtude sur la situation des drogues en Afrique centrale, OGD/Commission europŽenne, Paris, fŽvrier 1997Ê; OGD, La situation des drogues en Afrique Australe, OGD/Commission europŽenne, mars 1998Ê; OGD, Impact socio-Žconomique de la culture de cannabis en Afrique centrale, OGD/PNUCID, Paris, juin 1998.

[2] Des Žtudes agro-Žconomiques auprs des producteurs ont ŽtŽ menŽes en Gambie, au SŽnŽgal, en GuinŽe Conakry, au Togo, en C™te dĠIvoire, au Cameroun, en RDC. Des ŽlŽments supplŽmentaires ont ŽtŽ recueillis en Afrique du Sud, au Congo-Brazzaville, au Lesotho, en Zambie, au Malawi, etc.

[3] Laniel, L.Ê: ÇÊO va la production de cannabisÊ?ÊÈ, Les drogues en Afrique subsaharienne, Karthala/UNESCO, Paris, 1998.

[4] Par exempleÊ: Nortey, D. et Senah, K., Epidemiological Study of Drug Abuse among the Youth in Ghana, Accra, UNESCO, 1990Ê; Lesotho Highlands Development Authority, Baseline Epidemiology and Medical Services Survey—Mental Health and Substance Abuse, Final Report, Maseru, 1996.

[5] En particulier lĠenqute menŽe en 1996 par la LIPILDRO (association de lutte contre les drogues et les toxicomanies basŽe ˆ Kinshasa) dans cinq rŽgions de ce qui Žtait alors le Zaïre.

[6] Cette approche a ŽtŽ initialement mise en Ïuvre lors dĠune Žtude de lĠOGD au Ghana en 1995, ses rŽsultats ont ŽtŽ confirmŽs par les enqutes postŽrieures de lĠOGD dans dĠautres pays africains. Elle trouve son fondement thŽorique dans lĠÏuvre du sociologue Howard BeckerÊ: Outsiders (Free Press of Glencoe, New York, 1963), en particulier le chapitre 3 ÇÊComment on devient fumeur de marijuanaÊÈ. Pour plus de dŽtails, voir Laniel, L.Ê: ÇÊViolencia y marihuana: usos del "tabaco del diablo" en el Ghana contemporàneoÊÈ, Inchaurraga, S. (comp.), Drogas y Drogadependencias, CEAD-SIDA, Rosario, 1997 (version franaise : cliquer ICI).

[7] Du To”t, B.Ê: ÇÊDagga: The History and Ethnographic Setting of Cannabis sativa in Southern AfricaÊÈ, Rubin, V. (ed.), Cannabis and Culture, Mouton, La Haye, 1975, citation p. 84. DĠaprs Du To”t, le premier indice archŽologique de la prŽsence du cannabis sur le continent africain est une pipe du XIIIe sicle contenant des graines de cette plante, dŽcouverte sur le territoire de lĠactuelle ƒthiopie. Des vestiges cannabiques bien plus anciens ont ŽtŽ mis au jour au Moyen-Orient.

[8] Voir notamment Bayart, J-F.Ê: LĠƒtat en Afrique, Fayard, Paris, 1989.

[9] Au Mozambique, par exemple, lĠusage du cannabis Žtait lŽgal jusquĠen 1998Ê; voir Laniel, L., Le ÇÊSommet de la drogueÊÈ, New York 8-10 juin 1998, UNESCO, Paris, 1998.

[10] Brouet, O.Ê: Drogues et relations internationales, ƒditions Complexe, Bruxelles, 1991.

[11] Borrofica, op. cit. Il est vrai quĠˆ lĠinverse de lĠAfrique australe (Du To”t, op. cit.) on ne dispose en Afrique de lĠOuest dĠaucune Žtude historique sur le sujet. Toutefois, Žtant donnŽ que les rŽgions nord du Ghana et du Nigeria actuels ont ŽtŽ islamisŽes ds le XVe sicle, quĠelles sont traversŽes par des routes caravanires centenaires transportant des produits issus du monde arabo-musulman, et que leurs zones sud sont parmi les premires dĠAfrique ˆ avoir ŽtŽ connectŽes au commerce maritime europŽen, il est trs probable que le cannabis y ait ŽtŽ connu bien avant le milieu du XXe sicle (les premiers EuropŽens ˆ sĠtre installŽs en Afrique subsaharienne sont des Portugais, qui fondrent ds 1492 le fort de SÜo Jorge da Mina sur le site de lĠactuelle ville ghanŽenne dĠEl Mina).

[12] Ndione, A.Ê: La vie en spirale, Les nouvelles ƒditions Africaines, 1984.

[13] Bayart, op. cit.

[14] Dans lĠimmense majoritŽ des pays, une dose de cannabis cožte sensiblement le mme prix quĠun petit verre dĠalcool local ou quĠune cigarette dĠimportation vendue au dŽtail, et moins cher quĠune bouteille de bire brassŽe localement.

[15] Faute de recherche universitaire, lĠusage de cannabis par les enfants-soldats dĠAfrique est illustrŽ dans des romans, dont Allah nĠest pas obligŽ (Seuil, Paris, 2000) du grand auteur ivoirien rŽcemment dŽcŽdŽ Ahmadou Kourouma.

[16] Les troupes dĠŽlite recevaient de la cocaïne.

[17] OGDÊ: ÇÊSŽnŽgalÊÈ, La gŽopolitique des drogues 1997/1998, Rapport annuel, Paris, Octobre 1998.

[18] OGDÊ: ÇÊLiberiaÊ: trafic dĠune guerre oubliŽeÊÈ, La DŽpche Internationale des drogues, fŽvrier 1994.

[19] OGDÊ: ÇÊTchadÊ: le salaire de la guerreÊÈ, idem, mars 1994.

[20] Des cas correspondant ˆ cette dernire alternative ont ŽtŽ documentŽs en Afrique du Sud, au Lesotho et au Zimbabwe.

[21] OGDÊ: ÇÊSoudanÊÈ, La GŽopolitique mondiale des drogues 1995/1996, Rapport Annuel, Paris, Septembre 1997.

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