En quête de police transnationale.

Vers une sociologie de la surveillance à l’ère de la globalisation

James W. Sheptycki

"Perspectives criminologiques", Larcier/De Boeck, Brussels, 2005, ISBN: 2-8044-1578-3

 

Lisez la recension de cet ouvrage par Frédéric OCQUETEAU ici

Lisez la recension de Stéphane LEMAN-LANGLOIS ici

Lisez la recension de Julien JEANDESBOZ ici

 

 

Table des matières

 

Préface

 

Introduction

Une sociologie des filières criminelles mondialisées ?

Un autre projet de recherche

Le policing : Définition

La transnationalisation : Définition

Les sources d'information

Cartographie du territoire

Théorisation

Conclusion annoncée

 

Chapitre Premier : La police dans la région de la Manche

Introduction

Les quatre phases du développement du policing transfrontalier

Phase Un - Les fondations

Phase Deux - La police transnationale à l'ère du télex

Phase Trois - Police transnationale et politique européenne

Phase Quatre - Police transnationale locale

Résumé du chapitre et conclusions

 

Chapitre Deux : Itinéraires policiers

Introduction

Toiles, nœuds et relais de communication

Quantifier le renseignement : Analyse de la charge de travail de l'ELU

Quelques exemples de policing transnational

La communication concernant les délits rares et les délits très fréquents

Décisions opérationnelles et dilemmes tactiques

Connexions horizontales : Les renseignements détenus ailleurs

Criminalité en mouvement et réponse rapide

Des lignes de communication qui donnent le vertige

Réponses d'urgence, populations suspectes et intrus à risque

Systèmes d'information

Les itinéraires du policing transnational

 

Chapitre Trois : La sous-culture du policing transnational

Introduction

Retour sur la sous-culture

Les corrélats de la sous-culture policière dans la société de l'information

L'infrastructure technologique

L'infrastructure juridique

Les relations entre infrastructures juridiques et technologiques

Le régime administratif

Le régime politique

Le caractère émergeant du policing transnational

Dramatis Personae

Le diplomate

L'entrepreneur

Le technocrate

Monsieur solution

Le répressif

Monsieur relations publiques

Résumé : les rôles d'adaptation de la sous-culture policière

 

Chapitre Quatre : Démons populaires et flics mondialisés

Introduction

Coup de Projecteur sur la COT

Étude de cas de la construction de la « criminalité organisée »

Flux de savoir, filtrage et sacralisation du renseignement criminel

Police et criminalité grave et organisée

Vision en tunnel

Un policing transnational fondé sur les faits

 

Chapitre Cinq : Police et ordre transnational

Introduction

Marchés clandestins et transnationalisation du policing

Les architectures policières nationales : Changement de style

La marchandisation de la police et de l'insécurité

La police et l'ordre transnational émergent

 

Chapitre Six : Vers une sociologie de la police transnationale

Introduction

La criminalité dans la société en réseau transnationale

Criminalité, insécurité ontologique et exclusion sociale

Prioriser le contrôle de la criminalité

Les conséquences sociales de la COT

La police de la société transnationale en réseau

Retour sur l'idée de police

Policing, transnationalisation et gouvernance mondiale

L'observation des pratiques transnationales des institutions policières

 

Épilogue

Références bibliographiques

Notes


 

PREFACE

L’ouvrage de James Sheptycki : En quête de police transnationale. Vers une sociologie de la surveillance à l’ère de la globalisation est une exploration systématique sur le plan anthropologique et criminologique d’un archipel mouvant qui échappe souvent au regard : la police transnationale et les agents concrets qui la composent. C’est pourquoi il faut féliciter l’éditeur d’avoir entrepris cette traduction et cette publication.

En effet, si les livres autour du crime organisé ou du terrorisme dit global ont proliféré, la littérature en français manque tout particulièrement de recherche sur les pratiques concrètes de lutte contre le crime organisé et autres formes du travail policier transnational. Or, James Sheptycki apporte dans son ouvrage une analyse approfondie de ce phénomène que d’autres recherches avaient permis de pointer (Den Boer, Bigo, Anderson et al.), mais qui n’avaient pas forcément cette dimension d’études de terrain informées par une théorie sociologique de la mondialisation qui caractérise le travail de l’auteur.

Ici, James Sheptycki synthétise avec brio les résultats de son étude sur la coopération policière dans la région de la Manche en montrant comment la création de réseaux diffus et informels de contacts entre policiers de part et d’autre de la Manche s’est transformée et institutionnalisée. Le cadre légal et institutionnel s’est renforcé, tout comme les canaux de communication se sont technologisés et diversifiés. S’appuyant sur les travaux sociologiques plus généraux de Castells ou Ericson, James Sheptycki insiste à juste titre sur ce dernier point. « Le policing transnational est un policing de communication. » Et cette logique de communication bouscule et déplace les frontières légales de la collaboration en termes d’enquête judiciaire que les États avaient l’habitude d’utiliser en privilégiant le lieu des frontières physiques comme lieu d’interaction entre leurs agences et en insistant sur des formes et procédures respectant la souveraineté mais prenant du temps. Présentées par les policiers comme des obstacles à l’efficacité et en particulier à la rapidité nécessaire des enquêtes, ces formes, ces procédures ont dû céder du terrain, surtout lorsque la politique européenne s’est saisie des questions de libre circulation, de police et d’immigration pour en faire un des éléments cruciaux d’une Union européenne allant au-delà d’un marché commun. Les différentes instances européennes ont justifié et essayé de codifier a posteriori des pratiques de collaboration informelle pour en nourrir leurs accords cadres. Elles ont essayé d’imposer des organismes de coordination et éventuellement de centralisation des données, mais, selon James Sheptycki, « les structures macro comme Europol ne font qu’ajouter un niveau administratif supplémentaire (…) ce sont les policiers de base qui, par leurs actions au sein de leurs institutions respectives, cousent ensemble les pièces du tissu institutionnel ». Ce point sera sans doute objet de débat, car certaines recherches faites à Europol même ou dans les centres nationaux de coordination arrivent à des conclusions différentes, d’autant que la tendance, depuis le milieu des années 90 et depuis 2001, est, au nom de la lutte antiterroriste et de la lutte contre le crime organisé, non seulement de coordonner les différentes bases de données, mais également d’essayer d’en restreindre l’accès généralisé en multipliant les « points d’entrée unique » nationaux. La centralisation est sans doute plus évidente dans les structures nationales française, italienne ou allemande qu’anglaise ou néerlandaise.

Mais dans tous les cas, si l’existence de noeuds ou de points de passage obligés dans les réseaux de communication nuance la thèse, elle la conforte aussi en mettant l’accent sur la relation entre détention des informations transfrontières et rapport de forces entre les services de police. Ainsi, les luttes entre les formes de coopération verticales et horizontales, entre polices spécialisées et la police « ordinaire » se déplacent-elles vers le niveau européen et parfois au-delà, mais ne s’arrêtent guère. Elles élargissent le champ de lutte et les formes prises par les concurrences institutionnelles entre agences en multipliant les points de coordination et les cellules de coordination de la coordination. C’est donc à juste titre que James Sheptycki insiste avec force sur la fragmentation structurelle de la  police transnationale et son impossible hiérarchisation et simplification.

Au contraire de nombreux collègues, James Sheptycki souligne donc les connexions horizontales et la multiplicité des tâches des policiers et se méfie des visions privilégiant un phénomène ou un lieu pour rendre compte de la police transnationale. Grâce à sa présence en continu auprès des agents de la police transmanche et à travers d’autres enquêtes, il a pu recenser leur travail routinier et pas simplement le spectaculaire, le médiatique, ce que les policiers veulent donner à voir de leur travail. Il nous montre donc dans son second chapitre à travers des exemples passionnants comment s’organisent les enquêtes et comment se met en place la « dataveillance », terme qu’il utilise pour désigner la mise en rapport de renseignements détenus par les services et ceux contenus dans les systèmes informationnels. Cet intérêt pour le travail quotidien des policiers lui permet de déconstruire, de manière particulièrement détaillée, les mythes les plus tenaces et les plus enracinés sur la criminalité organisée et la criminalité transfrontière, et sur le travail policier les concernant.

C’est là un point fondamental. Il démontre dans les chapitres suivants, à partir d’une anthropologie politique des pratiques du travail policier transnational, comment gît, au coeur des tâches routinières et des réponses aux procédures d’urgence, au sein des catégories nécessaires à l’informatisation des données, à la circulation des informations et à leur usage par les différents services de police, des catégories relevant des impératifs technologiques, des sous-cultures spécifiques des agences et des nécessités de terrain. Ces catégories ou construits sociaux ne relèvent pas de l’idéologie ou de la mauvaise foi, pas plus qu’elles ne sont l’objet de stratégies conscientes ou de logiques interdiscursives. Elles sont le résultat – d’aucuns diraient l’effet de champ – des pratiques discursives et des pratiques d’accumulation et de circulation des informations, de leur mise en série, de leur horizontalité, ainsi que de la multiplicité de leurs usages sociaux au sein de la police (selon que le policier se perçoive et agisse comme un diplomate, un entrepreneur, un technocrate, un agent répressif, un manager en quête de solution ou un responsable de relations publiques). Les catégories du travail policier transnational passent ainsi par l’objectivation via la technique informatique et juridique, mais ne débouchent pas nécessairement sur l’objectivité. Elles sont déterminées par les filtres pratiques des intérêts, des buts, des préjugés organisationnels des sous-cultures à l’oeuvre qui sélectionnent et valorisent certaines catégories de savoir policier par rapport à d’autres.

Dans le chapitre sur la construction de la « criminalité organisée », James Sheptycki analyse en détail une construction du réel imbriquant la poursuite de démons populaires au sein même de la dataveillance, et je laisse le lecteur savourer ces pages en rappelant simplement cette phrase de Michel Serres qui s’applique si bien à ce que met en évidence Sheptycki : « le mythe est dense dans la science. Il n’y a pas de science qui ne contienne au plus près, de manière inexpugnable, du mythe ». Et la neutralisation par les effets de vérité de la technologie n’empêche en rien le caractère artificiel, limité et socialement instrumentalisé de la criminalité transnationale bien qu’elle soit basée sur des « faits ». Bref, « affirmer qu’un phénomène est socialement construit ne revient pas à dire qu’il n’est qu’un mythe ». Il est fondé sur des faits et non sur l’oeuvre de l’imagination, mais ces faits sont déterminés par les logiques et les catégories sociales qu’utilisent les agents sociaux, catégories qui s’imposent à eux dans leur logique professionnelle et leur sous-culture spécifique.

Bien que James Sheptycki ne fasse référence à Pierre Bourdieu qu’à travers les travaux que j’ai menés sur les polices en réseaux, son chapitre et même tout son livre est une illustration éclairante du travail qu’il faut entreprendre en termes de sociologie réflexive pour éviter le piège fonctionnaliste réductionniste de la criminologie non critique qui ne voit dans le travail policier qu’une réponse à des menaces objectives et le piège idéaliste constructiviste des analystes américains de relations internationales qui ne met l’accent que sur les discours dans la construction sociale d’une catégorie comme problème politique en oubliant le mot clé : social. Il n’y a plus, après le livre de James, d’excuse aux ouvrages faciles sur la criminalité organisée comme phénomène indépendant du regard policier porté sur lui. Et il en va de même pour l’analyse des formes de la violence politique des organisations clandestines ou de l’immigration illégale.

C’est pourquoi l’ouvrage de James Sheptycki est aussi fondamental. Il dépasse par sa rigueur méthodologique et théorique les cas d’espèce sur lesquels il s’appuie et propose une grille de lecture complète des phénomènes policiers transnationaux en les reliant aux conditions de fonctionnement de ce que j’ai appelé par ailleurs le champ des professionnels de l’(in)sécurité et la constitution d’un espace ban-optique à l’échelle mondiale. Bien que James Sheptycki ne poursuive pas cette piste foucaldienne de recherche sur les formes de la gouvernementalité contemporaine, ses conclusions s’en rapprochent fortement. Il arrive à nous convaincre de la force avec laquelle la transnationalisation des polices s’impose et de son imbrication avec des processus structurels plus globaux liés au développement du capitalisme néolibéral. Il insiste sur la difficulté de surveiller ceux qui nous surveillent et sur la nécessaire éthique constabulaire qui doit s’établir faute d’un cadre juridictionnel précis. Il ouvre là aussi un débat important sur les conditions de défense des libertés publiques face à la transnationalisation de la surveillance et sur leur adaptation à ce phénomène de l’ultratechnologie qui a pris naissance bien avant le 11 septembre.

Nul doute que son livre fera date en français tout comme il s’impose comme référence en anglais.

 

Didier Bigo

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