En qute de police transnationale. Vers une sociologie de la surveillance lĠre de la globalisation
Bruxelles, Larcier-De Boeck, 2005, 298 p.
Evalué par
Dans
Ç Lectures critiques È, Politique europenne 2006/2, nĦ 19, pp. 173-179.
La publication dĠEn qute de police transnationale[1] marque lĠarrive, dans une excellente traduction de Laurent Laniel (INHES), dĠun ouvrage-clef de James Sheptycki, spcialiste reconnu dans le domaine des tudes criminologiques. Le livre regroupe en effet les fruits dĠune dcennie de recherche empirique et thorique dans ce champ[2], au travers dĠune analyse ethnographique et sociologique du phnomne du policing transnational. En qute de police transnationale se propose en particulier dĠclairer la focalisation actuelle des discours politiques et mdiatiques sur certaines formes dĠaction policire – appels la coopration nationale et internationale entre services de police, de renseignement, et institutions militaires, accent sur la constitution de banques de donnes et sur la dataveillance – comme rponse logique certaines catgories de criminalit – largement regroupes sous lĠappellation de criminalit organise transnationale.
Au cÏur de lĠouvrage se trouve en effet une interrogation dĠune simplicit trompeuse sur la relation entre activits de contrle social et criminalit, et sur la validit de lĠhypothse fonctionnaliste selon laquelle la criminalit engendre lĠactivit de police charge de son contrle. Sheptycki propose de renverser cette vision en tudiant comment les pratiques des institutions policires contribuent faonner les reprsentations de ce qui constitue la criminalit, dans un contexte de mondialisation caractris par une srie de modifications profondes du systme, des structures et des socits tatiques.
En qute de police transnationale constitue donc en premier lieu une rflexion sur le policing et ses volutions, au premier rang desquelles la transnationalisation des activits policires et leur mise en rseau, lĠusage croissant des technologies de lĠinformation et de la communication (TIC) dans lĠaction des services de police, et, partant, la transformation du policier en Ç travailleur du savoir È. Cette rflexion se nourrit de la prsentation dĠune tude de terrain sur les pratiques policires transnationales dans la rgion de la Manche conduite par lĠauteur entre 1994 et 1996.
LĠanalyse de la constitution et de lĠvolution du rseau policier transmanche sur la priode 1968‑1996 permet en effet a Sheptycki de poser certains jalons importants. Elle autorise dĠabord la mise en perspective historique du policing transnational : dans le cas de la rgion de la Manche, la mise en place du rseau policier date dĠavant lĠentre du Royaume Uni dans la Communaut europenne, et prcde largement lĠintrt affich par les acteurs politiques pour la coopration policire transnationale dans le cadre europen et mondial partir des annes 1990. Dans lĠanalyse de Sheptycki, le rseau de policing transmanche voit ainsi le jour du fait de la conception de certains hauts officiels des services policiers belges, britanniques, franais et nerlandais quĠil sĠagissait l dĠun moyen plus efficient de mener leur travail bien. Ce travail de police, et cĠest l un second point clef de lĠargumentation de lĠouvrage, ne se limite pas, voire se dmarque clairement, de la conception classique de la fonction de police comme instance de coercition faisant face a des ÔdangersĠ. La perspective ethnologique adopte par lĠauteur lui permet de rendre compte de la multiplicit des taches routinires des policiers en charge du policing transmanche, en soulignant que lĠessentiel de leur travail consiste en une activit de communication aux multiples facettes : demande et envoi de renseignements, vrifications de lĠidentit de personnes et dĠobjets, etc.
Conceptualiser le policing transnational comme un policing de communication permet a Sheptycki dĠintroduire deux dimensions supplmentaires a son argument : une rflexion sur lĠapport des TIC a lĠactivit de police transnationale, et une interrogation sur la structure du rseau communicationnel entre institutions policires. Les TIC sont ainsi prsentes comme le vecteur de changements organisationnels majeurs au sein des institutions policires. Parce que leur utilisation ncessite des comptences spcifiques, elles ont tendance transformer les policiers tous les niveaux en Ç travailleurs du savoir È, et valoriser des capacits telles que la transformation de lĠinformation en renseignement utilisable par un oprationnel au dtriment par exemple des comptences mobilises dans la protection directe des personnes et des biens. Un des corollaires de cette volution est lĠimportance considrable prise par les activits de surveillance et de dataveillance dans le travail de police.
Dfinir le policing transnational comme policing de communication ncessitant principalement un travail de savoir pose de faon cruciale la question de la structure des rseaux communicationnels reliant les institutions policires. Loin de cder une illusion unificatrice, Sheptycki dmontre que le policing transnational continue reposer sur des bases juridiques, administratives, politiques et culturelles fragmentes. Les rseaux policiers apparaissent ainsi tiraills entre verticalit et horizontalit, entre la hirarchisation et lĠinstitutionnalisation de pratiques souvent prexistantes au travers dĠaccords intergouvernementaux, et la persistance de relations informelles entre les diffrents nÏuds de ces rseaux. LĠhorizontalit met en outre en jeu la relation entre institutions policires et autres institutions de contrle social (quĠil sĠagisse dĠentreprises de scurit prives ou dĠautres services publics par exemple).
En qute de police transnationale va toutefois plus loin que la simple illustration de ces dynamiques. Celles-ci sont intgres dans un cadre explicatif plus large – lĠauteur la considre comme une Ç thorie moyenne porte È[3] – qui reflte un besoin dĠanalyser les adaptations du travail policier non pas seulement au niveau ÔmacroĠ mais galement de Ôbas en hautĠ, en sĠattachant aux rles sociaux que revtent les agents du policing. Sheptycki utilise cette fin le concept de Ç sous-culture È, dfini comme un Ç ordre smantique È propre un groupe au sein dĠune Ç culture-mre dominante È, groupe dont la position structurelle spcifique au sein de cette culture le met face des problmes singuliers[4]. LĠauteur envisage la Ç sous-culture È non pas comme une entit rifie, mais plutt comme un ensemble de pratiques – de Ç solutions problmes È[5] – intgres par les membres du groupe[6]. LĠintrt de cette approche est multiple. Elle lie dĠabord clairement le travail de police un ordre social spcifique – la Ç culture dominante È – dans une relation non pas de subordination mais plutt dĠintelligibilit. Elle permet galement de ne pas sĠengager dans une activit strile de dlimitation des frontires du groupe considr, mais plutt de se concentrer sur ce qui caractrise ses pratiques. LĠvolution dĠensemble que distingue Sheptycki est lie la transnationalisation de la vie sociale, qui entrane une transnationalisation des activits visant maintenir lĠordre social. Dans cette perspective, le policing transnational sĠinscrit dans un espace de tensions entre les diffrents paramtres identifis dans lĠtude empirique pralable : entre infrastructure technologique et juridique dĠune part, entre rgime administratif et politique dĠautre part. Il nĠest donc en rien un phnomne monolithique, mais se caractrise plutt par une pluralit de pratiques. Dans le mme temps, lĠauteur identifie des tendances la convergence, quĠil caractrise sous la forme dĠune srie de Ç rles dĠadaptation È prsents dans la sous-culture du policing transnational. Ces diffrents rles[7] mergent de la mdiation entre la sous-culture policire et les volutions extrieures au monde social de la police voques ci-dessus.
La redfinition du policing opre dans En qute de police transnationale permet par consquent lĠauteur de proposer une vision alternative du lien entre contrle social et criminalit. Montrer que le policing (a fortiori transnational) devient une activit de communication et de production de savoir lie non pas une forme de criminalit spcifique mais plutt au maintien dĠun ordre social particulier lui permet de sĠinterroger sur lĠitinraire du savoir au sein des rseaux policiers et, partant, sur les processus ventuels de filtrage et de slection qui sĠoprent au sein de ces rseaux. Sheptycki illustre ces procds travers lĠexemple de lĠlaboration dĠune dfinition de la criminalit organise transnationale par les institutions du policing britannique. Il souligne notamment comment ces filtrages sont lis la matrise pratique et symbolique des technologies de lĠinformation par les institutions policires et leur rsultat : la construction dĠune catgorie de Ç boucs missaires È[8], artificielle dans le sens o elle laisse de ct certaines composantes des phnomnes criminels transnationaux et fournit une image pour le moins partielle de la ÔvritĠ du travail de police. Toutefois, cette construction nĠest pas le produit dĠune stratgie consciente conduite par un acteur unique : elle est le produit de la multiplicit des canaux de circulation du savoir et des filtres que constituent les cultures, les logiques et les intrts institutionnels des acteurs du policing[9]. La grande force de Sheptycki, enfin, est dĠadopter cette position sans jamais rfuter la matrialit de certains phnomnes considrs comme criminels. Il tente plutt dĠillustrer la faon dont ces phnomnes et les rponses attenantes sont slectionns et amplifis pour leur donner une ÔvritĠ suprieure – et par l mme, de dvelopper une image plus fidle de la routine du travail policier.
Le contraste entre cette routine et lĠimage qui en est produite amne en dernier lieu lĠauteur sĠinterroger sur les conditions qui permettent malgr tout le maintien dĠune lecture fonctionnaliste de la relation entre police et criminalit, et la perptuation de constructions artificielles telles que lĠimage de la criminalit transfrontalire organise. Pour Sheptycki, lĠexplication rside dans le contexte spcifique de ce quĠil appelle lĠÇ ordre transnational nolibral È. Sous cette appellation, il regroupe la fois la mise en place dĠune Ç socit transnationale de march È[10] aprs la fin de la guerre froide combine la dissmination du nolibralisme conu comme Ç programme radical de rinvention de la fonction de gouvernement et de correction des pathologies supposes de lĠtat-providence national È[11]. La mise en place de la socit transnationale de march a eu pour corollaire la ncessit de maintenir la prohibition de certains secteurs commerciaux considrs comme drangeants ou criminels – les stupfiants par exemple. La consquence de cette ncessit est la rorientation du policing vers le contrle de ces marchs, au dtriment des fonctions traditionnelles de police, et en faveur dĠune action largement base sur le renseignement en vertu de lĠinfluence transformatrice des TIC.
Combine une pratique de rigueur budgtaire en matire de dpenses publiques, cette rorientation produit pour Sheptycki deux effets qui contribuent lĠinstallation dĠun sentiment dĠinscurit croissant : la diminution des financements en faveur du policing de proximit, et la marchandisation de la scurit au travers de lĠarrive dĠacteurs de scurit privs qui font de lĠinscurit un instrument de marketing. CĠest ce sentiment dĠinscurit Çontologique È, combin aux appels politiques et mdiatiques pour un policing transnational plus efficace, qui explique en grande partie la persistance de constructions telles que la criminalit organise transfrontalire.
LĠargument dĠEn qute de police transnationale permet donc dĠapporter un clairage plus complet sur les transformations des instances policires et leur relation la criminalit. Pour reprendre les termes de lĠauteur[12], le policing se transforme par le Ç haut È, par lĠinsistance sur la ncessit de contrler certains phnomnes transnationaux indsirables dans le cadre de lĠÇ ordre transnational nolibral È. Il se transforme de lĠÇ intrieur È, par le biais des TIC et la place croissante du Ç travail de savoir È dans les routines policires. II se transforme enfin par le Ç bas È, au travers de la marchandisation de la scurit. Cette image dĠune triple transformation, que lĠon retrouve tout au long de lĠouvrage, constitue un de ses apports majeurs, au mme titre que la thorisation du policing transnational en termes de Ç sous-culture È, indite dans les travaux francophones sur la police.
La contribution du livre ne se limite nanmoins pas au champ criminologique. Ses propositions sont galement dĠimportance pour une rflexion sociologique sur lĠUnion europenne, et particulirement sur les processus dĠeuropanisation dans le champ de la coopration policire. En qute de police transnationale vient l complter et dvelopper des travaux classiques[13], confirmant ainsi lĠintrt de certaines pistes de recherche, tout en ouvrant de nouvelles perspectives la relation entre services de police, de renseignement, et institutions militaires et les recoupements entre scurit intrieure et extrieure, que Sheptycki, du fait de lĠampleur de son travail, nĠaborde que partiellement[14] ; la rflexion sur les organes de coopration policire Ç verticaux È tels quĠEuropol, les tensions entre verticalit et horizontalit dans la recherche dĠefficience au sein des rseaux policiers transnationaux ; ou encore, comme le propose lĠpilogue du livre, lĠmergence dĠune Ç thique constabulaire È comme modalit de contrle du policing transnational. En qute de police transnationale souligne donc tout lĠintrt dĠune approche sociologique et ethnographique des processus transnationaux lĠÏuvre dans lĠUnion europenne, et plus largement, dans le monde.
[1] Ouvrage initialement publi sous la rfrence : SHEPTYCKI, James. In Search of Transnational Policing. Towards a Sociology of Global Policing. Aldershot, Ashgate, 2002, l85 p.
[2] Sont disponibles en franais : SHEPTYCKI, James. Ç Faire la police dans la Manche lĠvolution de la coopration transfrontalire È. Cultures et Conflits, nĦ26-27, 1997, (t/automne), pp. 93-121 ; SHEPTYCKI, James (dir.). Approches compares des polices en Europe. Cultures et Conflits, nĦ48, 2002 (hiver), pp. 5-105 (numro dirig par lĠauteur, postrieur a la publication en anglais de son ouvrage) ; SHEPTYCKI, James. Ç Dans la machine construite sur la criminalit transnationale : rflexions sur les transformations des paysages policiers nationaux È. Cahiers de la scurit, nĦ57, 2005 (avril-juin), pp. 199-228 (article lui aussi postrieur la publication anglaise de lĠouvrage).
[3] SHEPTYCKI, James. En qute de police transnationale, p. 130.
[4] Ibid, p.128.
[5] Ibid, p.130.
[6] Ibid.
[7] Le Ç diplomate È, Ç l'entrepreneur È, le Ç technocrate È, Ç Monsieur solution È, Ç le rpressif È et Ç Monsieur relations publiques È (Ibid, pp. 161-171).
[8] La traduction franaise laisse en lĠoccurrence le choix au lecteur entre Ç dmon populaire È (folk devil) et Ç bouc missaire È, le second terme insistant plus sur lĠartificialit de la construction, le premier sur ses racines dans lĠimaginaire collectif.
[9] Comme le souligne Didier Bigo dans la prface de lĠouvrage, en rsumant ces processus sous la dnomination dĠÇ effet de champ È (Ibid, p.13).
[10] Ibid, p. 202.
[11] Ibid.
[12] Ibid, p. 223.
[13] Voir en particulier Malcolm Anderson (ANDERSON, Malcolm et alii. Policing the European Union. Oxford : Clarendon Press, 1995, 331 p.) et Didier Bigo (BIGO, Didier. Polices en rseaux : lĠexprience europenne. Paris : Presses de Sciences Po, 1996, 358 p.)
[14] Voir sur ce thme : BIGO, Didier. Ç La mondialisation de lĠ(in)scurit ? Rflexions sur le champ des professionnels de la gestion des inquitudes et analytique de la transnationalisation des processus dĠ(in)scurisation È. Cultures et Conflits, nĦ58, pp. 53-100.