James SHEPTYCKI

En quête de police transnationale, vers une sociologie de la surveillance à l’ère de la globalisation,

Bruxelles, Larcier-De Boeck, 2005, 298 p.

Evalué par
Frédéric OCQUETEAU
(une version légèrement différente de cette recension est parue dans les Cahiers de la Sécurité, n° 58, 3ème trimestre 2005)

Deux ans après une première parution de cet ouvrage en anglais, le criminologue James Sheptycki voit son travail traduit en français grâce à la détermination de Laurent Laniel (de l’INHES) et au courage d’un éditeur bruxellois spécialisé en criminologie. C’est rare, et il faut saluer le résultat de ces deux initiatives conjointes. Elles renouvellent assez substantiellement la perception que nous avions pu nous forger jusqu’à présent, à partir des travaux pionniers de Malcolm Anderson et de Didier Bigo (préfacier de l’ouvrage), des processus de construction policiers supranationaux, toujours difficiles à cerner et à comprendre d’un point de vue empirique et théorique.

A « l’ère transnationale » qui voit s’accélérer la mondialisation des marchés légaux et clandestins, la révolution de l’information et la fin de la guerre froide, phénomènes affectant profondément la nature des relations mondiales, naît un nouvel « ordre transnational » s’édifiant dans l’interdépendance des divers ordres étatiques nationaux. Il est travaillé par des forces contradictoires transformant les polices par le haut – centralisation -, par l’intérieur - la révolution de l’information produit une police du renseignement et de la surveillance par la capitalisation des données sur les risques, une « dataveillance » - et par le bas, en raison de la marchandisation croissante de la (l’in)sécurité et de la protection. Mais, si les facteurs mondiaux sont disparates et leurs effets contradictoires, le triomphe de l’idéologie néo-libérale qui vise à réinventer une fonction de gouvernement pour corriger les pathologies supposées des Etats-providence gagne partout du terrain (chapitre 5). Et ce, d’autant plus facilement que personne ne parvient à conjurer la montée de l’anxiété collective à l’égard d’un diagnostic qui semble cependant faire l’unanimité, la montée du crime et de l’insécurité. Si gouvernants, publics et polices regardent tous dans cette même direction, c’est qu’il existe une menace sérieuse (serious crime) et des mots pour la nommer : criminalité organisée transnationale (COT) et, aujourd’hui, terrorisme planétaire. Sont-ce là des boucs émissaires imaginaires de nos anxiétés collectives contemporaines ? Pas vraiment, avertit l’auteur, très soucieux de se démarquer de l’inconséquence habituelle du constructivisme en criminologie. Il préfère évoquer des démons populaires (folk devils), dont la dangerosité se construit progressivement par « des institutions sociales en interaction qui connotent et dénotent, tout en la filtrant, la réalité du travail policier » (p. 198). L’auteur en veut pour preuve les bulletins de victoire du National Crime Squad britannique contre les « gros bonnets de la drogue », alors que la réalité de son travail reste tout autant focalisée sur la lutte contre une criminalité transfrontalière traditionnellement plus désorganisée (« inorganisée » aurait peut-être été une traduction plus satisfaisante). Les ennemis existent bel et bien, mais l’auteur entend dénoncer le préjugé fonctionnaliste qui voudrait qu’une police transnationale s’édifie pour contrer une menace nouvelle, ce qu’un examen critique de ses pratiques ne montre pas (chapitre 4).

C’est là qu’advient le passage le plus novateur, l’élaboration d’une théorie de la sous-culture du policing transnational, qui permet de voir émerger des idéaux types de nouveaux (?) policiers en « travailleurs du savoir ». D’après l’auteur, leur identité professionnelle serait moins structurée par la connexion traditionnelle danger/autorité ou des valeurs de répressivité/cynisme, que par des rôles émergents de médiation au sein des structures multi-institutionnelles fragmentées où ils opèreraient. Le « diplomate » met de l’huile dans les rouages du complexe policier transnational, « l’entrepreneur » lui vend des solutions clé en main, le « technocrate ou manager » s’attache à l’étude et au profilage des populations suspectes et « Monsieur relations publiques » s’efforce de présenter au public, à la presse et aux gouvernants sa profession sous son meilleur jour, communiquant sur « ce qu’elle est et ce qu’elle fait ». Si ces rôles interchangeables sont habités, c’est parce que le criminologue les a rencontrés dans des structures d’échanges supra-étatiques. Il les explique comme des autoproductions transcendant des systèmes policiers internes et des politiques publiques fragmentées, toutes aux prises avec une technologisation croissante de leurs appareils (chapitre 3). En « anthropologue du mouvement », il les a d’abord repérés en suivant les itinéraires de maints policiers « européens », dans sa tentative de qualifier les objectifs des rencontres organisées entre agents du renseignement au sein d’un échantillon de 471 dossiers de l’Unité de liaison européenne basée à l’entrée du tunnel sous la Manche (chapitre 2). Mais également après avoir montré, de 1968 à 1996, les quatre phases de la longue généalogie de la coopération policière transmanche avant et après l’édification du tunnel, par le biais du matériau des archives de la Conférence sur le renseignement transmanche (CCIC), ancêtre efficient de l’un des premiers réseaux policiers transnationaux (chapitre 1).

            Pourquoi présenter à rebours les chapitres successifs de cet ouvrage ? Parce qu’en réalité, il est un modèle de rigueur dans sa construction analytique. Le présenter de la sorte permet de mieux saisir l’enjeu du sous-titre. En effet, en l’espace de dix ans, l’auteur a démarré son travail à partir d’une simple étude monographique, et a réussi, par la méthode de l’induction analytique, à devenir un excellent théoricien de la transnationalisation des appareils policiers modernes, après avoir élaboré, à mi chemin, une théorie de moyenne portée de la « sous-culture policière transnationale ». Or, il faut y insister, il s’agit là d’une démarche de travail typique aux criminologues de culture anglo-saxonne qui les démarque singulièrement de celle de maints politistes français raisonnant de manière hypothético-déductive sans le dire explicitement. La tendance dominante en France aurait d’abord été de « macro »-théoriser l’état du monde avec la caution d’un Pierre Bourdieu, après quoi on se serait soucié de recueillir des données propres à approfondir pour la conforter, une théorie du champ dans le domaine étudié. Rien de tel chez J. Sheptycki qui commence d’abord par recueillir un maximum de données, et théorise ensuite sa vision de la globalisation du policing au fur et à mesure de l’avancée de sa recherche. C’est d’ailleurs la pensée cosmopolite de Manuel Castells sur la société de l’information en réseaux qui mènerait la danse, ce qu’on pourra regretter ou applaudir, mais il est un fait qu’elle est devenue incontournable chez les Anglo saxons beaucoup plus qu’en France, comme d’habitude.

Elle permet surtout à l’auteur de dresser une prospective conclusive ouverte. Car si le policing transnational demanderait toujours à être dominé par l’objectif de préservation de la santé du corps social pour rester démocratique, les variations finales de l’auteur sur « l’éthique constabulaire », – un ensemble de normes intériorisées indiquant la direction morale souhaitable chez les policiers transnationaux, usant de la force avec parcimonie, quand la loi mondiale fait défaut –, invitent à deux formes d’optimisme : susciter parmi eux de l’auto-réflexivité sur le sens de leur mission de contention du crime par delà les frontières, et donner du pain sur la planche aux socio-criminologues pour approfondir les voies explorées par cet ouvrage de référence.

Frédéric OCQUETEAU

CNRS/CERSAUniversité Paris II

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