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Histoire de la carte nationale dĠidentitŽ

Pierre Piazza

Odile Jacob, Paris, 2004, 462 pages

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Histoire de la carte nationale d'identitŽ

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Recension de FrŽdŽric Ocqueteau parue dans Les Cahiers de la sŽcuritŽ intŽrieure, 54, quatrime trimestre 2003

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Apparemment dŽdiŽ ˆ un minuscule objet de papier, cet ouvrage met en scne, avec force documents rares et inŽdits, un pan mal connu de lĠhistoire de lĠadministration franaise confrontŽe au besoin dĠidentifier ses propres citoyens en leur attribuant une identitŽ homogne. Et cĠest prŽcisŽment ˆ lĠadministration policire que serait revenu le mŽrite (?) dĠavoir renforcŽ lĠunitŽ nationale par son obstination sŽculaire ˆ vouloir gŽnŽraliser un encartement collectif ayant resserrŽ les allŽgeances des citoyens aux valeurs de lĠƒtat nation. Un processus dĠadhŽsion qui ne sĠest pas accompli sans douleurs car les oppositions ou rŽsistances constiturent une histoire mouvementŽe et complexe. Pierre Piazza excelle en effet ˆ camper la dialectique sinueuse des tentatives avortŽes ou rŽussies dĠembrigadement des populations dans ce marquage identitaire, ˆ travers lĠŽtude rigoureuse des mŽcanismes dĠinclusion et dĠexclusion de catŽgories quand il sĠest agi de concevoir de nouveaux documents dĠidentitŽ. Des moments phares balisent cette histoire: loi de 1912 sur lĠobligation du carnet anthropomŽtrique des nomades de 13 ans et plus; acte dit loi dĠoctobre 1940 sur la carte dĠidentitŽ franaise pour tous les citoyens ‰gŽs dĠau moins 16 ans; loi de 1955 sur la carte nationale dĠidentitŽ; dŽcret de 1987 visant ˆ la gŽnŽralisation dĠune carte nationale dĠidentitŽ sŽcurisŽe; projet Vaillant 2001 de carte dĠidentitŽ Žlectronique.

Un des fils conducteurs de lĠouvrage rŽside dans une dŽmonstration pŽnŽtrante des dilemmes rŽcurrents ayant opposŽ concepteurs et metteurs en Ïuvre de ces diffŽrents projets de papier, pris dans les contradictions de lĠŽthique et de lĠefficacitŽ, ou pour le dire en termes weberiens, dans des conflits de rationalitŽs en finalitŽ ou en valeur.

Quand lĠidŽe dĠŽtablir une carte dĠidentitŽ pour des citoyens dignes de ce nom prend consistance au dŽbut du XXe sicle pour ne plus jamais tre abandonnŽe dans les sphres de lĠƒtat, deux redoutables problmes vont devenir rŽcurrents: dĠune part, quel crŽdit attacher aux preuves antŽrieures de lĠidentitŽ des personnes exigŽes pour lĠŽtablissement dĠune nouvelle carteÊ? DĠautre part, quelle efficacitŽ attacher ˆ ce document si, nĠŽtant pas rendu obligatoire, il continue de coexister avec dĠautres documents dĠidentification possibles; enfin, si son port doit tre obligatoire, comment le justifier? Ë ces questions toujours remises sur le mŽtier, P.Piazza montre en trois parties comment les rŽgimes politiques successifs ont cherchŽ ˆ rŽpondre et ont rŽpondu.

MalgrŽ la rŽvolution du bertillonnage et de la dactyloscopie, premires tentatives de gŽnŽraliser ˆ la population des mŽthodes dĠidentification graphiques et scripturales plus rationnelles et rigoureuses que lĠappel traditionnel ˆ la preuve testimoniale basŽe sur lĠinterconnaissance communautaire antŽrieure, la Troisime RŽpublique demeurera incapable de mener cette expŽrience ˆ son terme, les rŽsistances culturelles de la sociŽtŽ lĠayant emportŽ.

En effet, lĠun des obstacles majeurs aux conditions de rŽussite du projet sous la Troisime RŽpublique resta liŽ ˆ la force de la divergence de lecture entre idŽaux Žgalitaristes des rŽpublicains et difficultŽs pour la police notamment ˆ identifier vagabonds et errants supposŽs dissimulateurs de leur vŽritable identitŽ. Sans compter lĠextrme rŽticence de la France paysanne immobile et respectable ˆ se voir assimilŽe ˆ lĠinfamie du marquage propre aux dŽlinquants, ou celle de la France industrieuse nĠayant jamais oubliŽ la stigmatisation subie par le livret ouvrier. Si la loi de 1912 rŽussit partiellement ˆ instituer des papiers, elle ne le dut quĠˆ une diffŽrenciation entre nomades franais et Žtrangers, la communautŽ nationale cherchant ˆ se protŽger des seconds tout en obligeant les premiers ˆ devenir des citoyens normaux, cĠest-ˆ-dire ˆ abandonner leur vie errante. Dans les annŽes 1920, les maires apprirent ˆ mieux contr™ler les Žtrangers puisque de nouvelles attributions leur furent confŽrŽes pour les mettre en carte. En revanche, si lĠon vit dans les annŽes 1930, jouer une volontŽ analogue dĠencarter les nationaux (via le projet de Marx Dormoy de confier aux prŽfets en 1937 la dŽlivrance dĠune nouvelle carte ˆ tous les citoyens demandeurs), un tel projet resta un essai non transformŽ. Finalement, la Troisime RŽpublique ayant toujours ŽtŽ rŽticente ˆ rendre ces documents obligatoires pour les nationaux, leur force probante resta faible et le scepticisme une attitude longtemps dominante autant parmi les citoyens que chez les fonctionnaires. On regrettera que lĠauteur, sur un chapitre assez bien balisŽ par les historiens, alors quĠil consacre des pages inŽdites ˆ la comparaison du r™le influent de lĠargentin Juan Vucetich dans la mise en carte des populations dĠAmŽrique du Sud par rapport au systme de Bertillon, nĠait pas poussŽ plus loin la comparaison pour expliquer les raisons du succs de la rŽception du projet de lĠun et de lĠŽchec de lĠautre.

Dans la deuxime partie de lĠouvrage, la plus novatrice, Pierre Piazza montre comment Vichy Çpoursuit un triple objectif dĠidentification absolue des Franais, dĠinstauration dĠun ƒtat moderne et efficace et de rŽgŽnŽration et dĠŽpuration de la Nation È et va rompre radicalement avec le rŽgime antŽrieur. Le r™le du polytechnicien contr™leur gŽnŽral des armŽes, RenŽ Carmille, restera dans cette affaire une contribution majeure. Vichy lui confie le projet de crŽer un service de dŽmographie en 1940, et de 1941 ˆ 1944 (annŽe de sa dŽportation), il dirigera le service national des statistiques au ministre des Finances, chapeautant dŽmographie, conjoncture, et statistique du recensement. VŽritable crŽateur dĠun systme de statistiques moderne, il joue sa partition en Žtroite coopŽration avec les prŽfets, obtenant dĠaccŽder ˆ un bulletin dŽtaillŽ de la situation des Franais demandeurs de la nouvelle carte dĠidentitŽ ˆ la suite du texte dĠoctobre 1940. Il se montre particulirement offensif pour obtenir des prŽcisions rigoureuses quant au changement de domiciliation des mŽtropolitains, tandis que les greffiers des tribunaux de premire instance sont enr™lŽs pour alimenter les prŽfets de prŽcisions ˆ partir de leur Žtat civil pour Žtablir les treize chiffres de leur identification. LĠauteur montre lĠŽchec du double jeu de Carmille qui noie sous des objectifs dĠintŽrt gŽnŽral la crŽation dĠun fichier militaire en repŽrant ds 1941 lĠadresse des soldats dŽmobilisŽs dans la zone Sud pour prŽparer un plan de mobilisation dĠune future armŽe de LibŽration nationale. LĠenvahissement de la zone Sud ne le permettra pas. Mais en mme temps, il montre lĠadhŽsion enthousiaste de Carmille aux valeurs de la rŽvolution nationale, dans la mesure o rien ne para”t lĠarrter dans sa qute Žperdue de produire un homme nouveau quĠil croit possible de dŽtecter par le biais de lĠidentification de toutes les traces de sa biographie sociale, de sa naissance ˆ sa mort. Ce sont surtout les effets du redoutable zle des technocrates de lĠŽpoque et les obsessions du rŽgime sur la domiciliation et les dŽplacements de la population que pointe lĠauteur, montrant comment lĠefficacitŽ policire sĠen est trouvŽe dŽcuplŽe au sujet de la distinction entre Çpopulation normale avec domicile stableÈ et Çpopulations flottantesÈ.

P.Piazza montre par ailleurs toutes les dimensions symboliques et imaginaires investies dans la possession de cette nouvelle carte ˆ lĠeffigie de ÇlĠƒtat franaisÈ et ce quĠelle produisit chez ceux qui devaient la rŽclamer dans la mesure o son port Žtait obligatoire en toute circonstanceÊ: un traumatisme pour tous les Žtrangers de lĠintŽrieur, communistes, pacifistes, maons, gaullistes ou anarchistes, et surtout juifs rŽputŽs ÇinassimilablesÈ. Les connaisseurs de lĠÏuvre de Paxton et Marrus ne seront pas surpris: les services de Xavier Vallat ou la police anticiprent les ordres de lĠoccupant, allant jusquĠˆ proposer qui dĠapposer sur la Carte dĠidentitŽ de Franais (CIF) le terme Juif ˆ la perforatrice (pour lutter contre les tentatives dĠeffaage par le tampon encreur), qui dĠŽtendre cette disposition ˆ la zone libre quand lĠordre nĠen avait pas encore ŽtŽ donnŽ. Une arme redoutable aux mains de la police avait ŽtŽ crŽŽe puisquĠelle avait dŽsormais toute latitude, lors de ses Ç contr™les dĠidentitŽ È ou Çrondes battuesÈ ˆ grande Žchelle, pour dŽbusquer les supposŽs rŽfractaires au STO.

Dans la dernire partie, on voit comment les ministres de lĠIntŽrieur sous une IVe RŽpublique plus libŽrale, lors dĠun nouveau projet de la Carte nationale dĠidentitŽ (CNI) datŽ de 1955 (que nous connaissons encore actuellement), acceptent de se contraindre au nom de lĠŽgalitarisme et de faire taire leur suspicion ˆ lĠŽgard de certaines catŽgories. NŽanmoins, les ÇFranais Musulmans dĠAlgŽrieÈ (FMA) ayant toujours ˆ fournir une autorisation de voyage pour accŽder ˆ la mŽtropole, on voit comment ce ministre reste obstinŽment confrontŽ aux dilemmes de ses prŽdŽcesseurs. Les services des renseignements gŽnŽraux ou de la PAF insistent pour la crŽation dĠune carte diffŽrente ˆ leur sujet, offensive ˆ laquelle il ne sera heureusement pas donnŽ suite. Et les prŽfets ne parviendront plus ˆ enr™ler un INSEE plus rŽpublicain que son prŽdŽcesseur dans la collecte des renseignements pour aider ˆ lĠidentification des FMA, vu les trop grandes marges dĠerreurs de lĠadministration coloniale ˆ ce sujet. De guerre lasse, lĠadministration franaise, sous le nouveau rŽgime de la VeRŽpublique, finira par remettre aux demandeurs intŽressŽs des certificats dĠidentitŽ provisoire, au vu de leurs anciennes cartes.

Du coup, cet ouvrage invite ˆ rŽflŽchir aux rŽponses possibles au dilemme Žthique toujours dĠactualitŽ ˆ lĠaube dĠun nouveau sicle sans le poser lui-mme: devrons-nous accepter un titre dĠidentitŽ europŽen sŽcurisŽ, objectif devenant lŽgitime dans un espace ayant rŽussi ˆ crŽer une monnaie commune? Ou tenter de nous en passer quand demeure forte lĠenvie de faire mentir le nostalgique Stefan Zweig pestant contre lĠobligation dĠexhiber sans cesse des papiers dĠidentitŽ pour franchir les frontiresÊ? Serait-il totalement absurde dĠimaginer aujourdĠhui une citoyennetŽ du monde dŽbarrassŽe de tous ces papiers dĠidentitŽ par lesquels des ƒtats nations obsoltes prŽtendent encore protŽger leurs ressortissants contre des ÇennemisÈ intŽrieurs et extŽrieurs?

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