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Drogues et antidrogue en Colombie

Production et trafic illicites, conflit armé, interventions étatiques

 

 De la Ossa

Plan Colombia, by Farid de la Ossa Arrieta (see also this)

(Cette œuvre est reproduite avec la permission de son auteur. A l'origine, elle est parue avec de nombreux autres dessins de Farid de la Ossa dans Boheme-magazine.net)

 

 

Introduction

par Olga L. GONZÁLEZ[1] et Laurent LANIEL[2]

 

La Colombie est aujourd’hui sans conteste le premier fournisseur de cocaïne au monde. Les Nations unies estiment ainsi que près de 400 tonnes de chlorhydrate de cocaïne ont été produites illégalement dans ce pays en 2004, soit largement plus de la moitié du total mondial de 687 tonnes. Depuis le milieu des années 1990, c’est aussi sur le territoire colombien que se trouvent les plus grandes superficies (80 000 hectares) plantées en coca, l’arbuste dont les feuilles sont utilisées pour fabriquer la cocaïne[3]. Avec la montée en puissance du narcotrafic, la Colombie s’est profondément transformée.

On ne saurait pourtant accuser de laxisme les gouvernements qui se sont succédés à la tête du pays. En effet, la Colombie mène la « guerre à la drogue » sans relâche depuis environ vingt ans, et ce alors même qu’un conflit armé sévit dans de nombreuses régions. Avec deux millions de personnes déplacées à cause de cette guerre civile, c’est l’un des pays au monde qui compte le plus grand nombre de réfugiés internes. Durant les cinq premières années du XXIe siècle, la guerre à la drogue, sous le nom de « Plan Colombie », s’est confondue avec le combat contre la subversion et a fait l’objet d’une mobilisation sans précédent. Celle-ci a vu les États-Unis s’impliquer ouvertement dans ce pays et y déverser 4 milliards de dollars d’aide, essentiellement pour des programmes militaires et policiers de lutte antidrogue et de lutte antiguérilla.

L’intérêt que revêt pour nous la Colombie n’est pas seulement académique ou humanitaire. Les évolutions de son conflit et de son industrie illégale mondialisée nous concernent directement. En effet, la France est l’un des marchés de consommation vers lesquels la production colombienne de cocaïne s’exporte. Plus de 4 tonnes de cette drogue ont été saisies sur le territoire français en 2003[4]. La consommation et le trafic de chlorhydrate (cocaïne en poudre) et de crack (base de cocaïne) préoccupent l’État français et de vastes pans de la société. D’importants fonds publics sont consacrés à la lutte antidrogue, grevant d’autant le budget national. En retour, il faut admettre que l’existence d’une forte demande de cocaïne en France – l’OFDT estime qu’un million de Français en ont consommé au moins une fois dans leur vie[5] – explique l’existence d’une partie de la production en Colombie, et de ses effets délétères.

Il est d’autant plus légitime de s’intéresser à ce pays que le Plan Colombie a pris fin récemment, en septembre 2005. Il est temps aujourd’hui d’en tirer un premier bilan. Ses résultats sont décevants : tout semble se passer comme si, paradoxalement, « l’ennemi » se trouvait renforcé par la guerre qui lui est livrée. L’essentiel des fonds a été consacré aux aspersions aériennes d’herbicide. En raison des risques qu’il implique pour l’environnement et la santé humaine, ce programme est très controversé en Colombie et dans les pays limitrophes[6]. De plus, il n’a pas permis de réduction significative de la surface dédiée aux cultures de coca. Les plantations de coca, qui étaient auparavant présentes dans quelques départements seulement, se trouvent désormais dans à la plupart d’entre eux. En outre, les superficies cultivées en coca en Bolivie et au Pérou sont en augmentation. Sur le plan de la lutte antiguérilla, les résultats ont été nuancés. Les FARC contrôlent toujours des régions périphériques et conservent une force de frappe. Quant aux paramilitaires, dont les liens avec le trafic de drogue sont flagrants, ils se sont considérablement renforcés...

Ce sont là quelques uns des principaux enjeux auxquels renvoie la complexe situation colombienne. Ce sont ces enjeux que les contributeurs à ce dossier, fruit d’une collaboration entre le GAC[7] et l’INHES[8], s’attachent à mieux cerner. Certains des articles sont issus de communications présentées au Colloque international sur les cultures à usage illicite dans la région andine[9]. Organisée à l’Unesco par le GAC en mai 2004, cette conférence avait réuni à Paris quelques uns des meilleurs spécialistes mondiaux de la question, auxquels sont venus s’ajouter, pour enrichir le dossier, d’autres auteurs tout aussi compétents. L’INHES s’est ainsi donné les moyens de publier, pour la première fois en langue française, un état des lieux de la problématique des drogues illicites en Colombie. Ce recueil d’articles inédits, agrémenté de cartes élaborées notamment à partir d’observations satellitaires par les Nations unies (ONUDC-Bogota), devrait susciter l’intérêt des lecteurs, chercheurs, praticiens ou décideurs qui s’intéressent aux substances prohibées et à l’Amérique latine, mais également aux politiques publiques et à leur évaluation, voire à la théorie de l’État.

Le dossier s’ouvre sur la contribution de l’économiste américano-colombien Francisco Thoumi, qui met en perspective historique et géopolitique le problème du contrôle des drogues dans les pays andins, et plus particulièrement en Colombie. Initialement, durant l’époque coloniale, ce contrôle gouvernemental s’est appliqué à la feuille de coca afin d’en réguler le commerce et la consommation. Il s’agissait alors d’une mesure progressiste, adoptée pour le bien des Indiens. Au XXe siècle, cette histoire est scandée par diverses ruptures. D’abord, l’inclusion de la feuille de coca sur la liste des substances interdites par les Nations unies en 1961. Ensuite, l’émergence d’un marché illicite mondialisé de la cocaïne, qui ouvre la scène colombienne à de nouveaux acteurs : les grands « cartels » et les États-Unis d’Amérique. Une nouvelle rupture prend forme au cours des années 1990 : aux grandes organisations hiérarchisées se substituent plus de 150 cartelitos (« petits cartels ») fonctionnant en réseau, tandis que les stratégies de lutte s’orientent vers la répression des producteurs agricoles par l’aspersion aérienne d’herbicide à grande échelle.

Ce décor planté, les deux articles suivants analysent les relations qu’entretiennent actuellement l’industrie des drogues illicites et le conflit armé. Ricardo Vargas examine les politiques publiques menées par Bogota et Washington pour lutter contre la drogue en Colombie et montre qu’elles sont inefficaces, du fait d’une double confusion. D’abord, au nom d’une lutte antidrogue entrée en symbiose, depuis le 11 septembre 2001, avec la lutte antiguérilla (rebaptisée « antiterroriste »), elles se trompent de cible. En effet ces politiques s’attaquent aux cultivateurs de coca et de pavot à opium, pauvres et sans défense, ainsi qu’aux groupes de guérilla d’extrême gauche qui les « protègent ». Ces acteurs, bien qu’impliqués dans les phases initiales de la chaîne illicite de la cocaïne, sont loin d’en être les principaux bénéficiaires. Ensuite, l’auteur pointe une erreur quant aux moyens : en employant des solutions militaires classiques, la stratégie américano- colombienne est paradoxalement mal armée pour mener une lutte efficace contre des organisations trafiquantes réticulaires et de taille réduite. De surcroît, cette stratégie ne cible que timidement les paramilitaires d’extrême droite pourtant fortement impliqués dans le trafic. Le sociologue colombien suggère que cette inadaptation de l’action publique à la réalité est due au fait que ses prémisses, erronées, sont élaborées avant tout pour qu’il soit possible de l’évaluer. Conformément aux « théories » managériales qui président depuis quinze ans à l’action publique américaine, cette évaluation requiert des indicateurs chiffrés permettant de mesurer le rapport coût/efficacité des politiques. L’impact concret, sur le terrain, de mesures reposant sur de tels fondements passe alors au second plan. Résultat de cette involution des fins et des moyens : la stratégie n’est pas parvenue à venir à bout de la guérilla, et moins encore des paramilitaires et du trafic de stupéfiants qui se voient plutôt renforcés (lire ou télécharger l'article de Ricardo Vargas in extenso ici). En outre, elle s’accompagne d’effets pervers en cascade.

Ces effets pervers pourraient bien être structurants, comme le signale l’économiste colombien Gustavo Duncan dans un essai en forme d’enquête aux frontières de l’État. Au milieu des années 1990, certains secteurs de l’État colombien ont sous-traité la lutte contre la subversion de gauche aux armées privées des narcotrafiquants et autres propriétaires terriens. Cette privatisation de fonctions régaliennes cruciales au profit de capitalistes ruraux constitue une conséquence de l’impuissance de l’État à monopoliser la violence. Mais, mutatis mutandis, en ce début de XXIe siècle, elle en est aussi devenue une cause, car les paramilitaires, qui auparavant oeuvraient pour les chefs des cartels, se sont autonomisés. Dorénavant, leurs armées se font appeler « autodéfenses » et se trouvent au service de véritables « seigneurs de la guerre » qui « possèdent » les fonctions étatiques dans leurs zones d’influence. De sorte que, toujours financées par les trafics et la prédation du budget de l’État, ces armées constituent désormais « un élément structurel du pouvoir politique dans les zones semi-urbaines et rurales du pays ». À partir de ces sanctuaires provinciaux, où ils se sont enkystés, les seigneurs de la guerre lancent leurs réseaux mafieux à la conquête des métropoles colombiennes où l’État exerce encore son influence. L’issue de cette entreprise déterminera en partie la manière dont la Colombie s’inscrira à l’avenir dans la mondialisation.

Les descriptions empiriques du fonctionnement de l’économie des drogues illicites sont rares, si bien que débats et politiques publiques reposent trop souvent sur des estimations et des approximations, sur des raisonnements aux fondements hasardeux, voire erronés, où l’idéologie et la défense d’intérêts compensent fréquemment l’ignorance de la réalité. Il était important d’enrichir ce dossier d’ethnographies décrivant les acteurs de la cocaïne et leurs pratiques au plus près du terrain et aux deux extrémités de la chaîne : de part et d’autre de l’Atlantique.

Oscar Jansson se livre ainsi à une analyse fine de l’évolution des prix de la pâte de coca[10] dans le département du Putumayo, soumis aux aspersions aériennes d’herbicide et à l’emprise des groupes armés qui « taxent » les producteurs. L’anthropologue suédois démontre, point par point et faits à l’appui, que l’économie de la cocaïne ne répond qu’indirectement aux lois de l’offre et de la demande : elle est régulée (par les acteurs armés), et non pas libre. La stratégie d’aspersion aérienne d’herbicide sur les champs de coca est pourtant fondée sur la présomption que la production de cocaïne résulte d’un marché où offre et demande peuvent s’exprimer librement. Damián Zaitch, pour sa part, s’est penché longuement sur les facteurs qui font du port néerlandais de Rotterdam un lieu d’activité privilégié pour les Colombiens qui importent de la cocaïne en Europe. L’étude ethnographique minutieuse du criminologue argentin révèle notamment que les trafiquants colombiens sont loin d’être aussi bien organisés qu’on le croit souvent. De plus, il apparaît qu’ils perçoivent les risques posés par le travail policier comme secondaires par rapport à d’autres facteurs susceptibles de nuire à leur activité.

Le dossier se clôt sur un ton plus polémique, avec deux évaluations, l’une positive et l’autre négative, du Plan Colombie. Les enjeux sont d’importance car il s’agit de savoir si les 4 milliards de dollars qu’y ont investis les États-Unis ont permis ou non de réduire les quantités de drogues importées sur le marché américain. Pour Juan Carlos Buitrago, officier de la Police nationale de Colombie, les aspersions aériennes d’herbicide et, plus généralement, la politique de la présidence colombienne en matière de sécurité ont enregistré des succès, notamment une réduction significative des superficies cultivées en coca et en pavot. Mais l’État colombien reste confronté à de grands défis en termes de gouvernance, si bien que la communauté internationale se doit de continuer à appuyer politiquement et financièrement ses efforts. À l’opposé, Adam Isacson, coordinateur du projet sur la Colombie du Center for International Policy, l’une des ONG de Washington les plus en vue sur ce sujet, soutient que le bilan du Plan Colombie est négatif. D’après lui, l’argent public américain serait mieux investi dans des programmes d’aide à la justice et à la société civile colombiennes afin de combattre l’impunité dont bénéficient, en particulier, les paramilitaires.

 

 



[1] Sociologue, chercheure rattachée au CIDSE, Universidad del Valle, Cali et au Groupe Actualités Colombie, FMSH de Paris.
[2] Chargé de recherche à l’INHES.
[3] UNODC, 2005, Coca cultivation in the Andean region. A survey of Bolivia, Colombia and Peru, June 2005, p. 5.
[4] OFDT, 2005, Drogues et dépendances, données essentielles, Paris, La Découverte, p. 79.
[5] Ibid., p.21.
[6] À diverses reprises, le gouvernement équatorien a protesté auprès de son homologue colombien du fait des risques induits par les aspersions. En décembre 2005, Bogota s’est engagé à suspendre les aspersions dans ses zones frontalières avec l’Équateur. Voir le dossier de DrugSTRAT sur les aspersions aériennes d’herbicides en cliquant ici.
[7] Le Groupe actualités Colombie (GAC) est une association de chercheurs rattachée à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris.
[8] L’Institut national des hautes études de sécurité (INHES), est un établissement public administratif de recherche et de formation sur les problèmes de sécurité, proche du ministère de l’Intérieur.
[9] Dont Les Cahiers de la sécurité intérieure (n° 55, 1er trimestre 2004) avaient rendu compte.
[10] Produit intermédiaire entre les feuilles de coca et le produit fini : le chlorhydrate de cocaïne.

 

 

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