Les cultures usage illicite dans la rgion andineÊ: Implications politiques, mouvements sociaux et dveloppement alternatif
Colloque International organis par le Groupe Actualits Colombie (GAC)
UNESCO, 27 et 28 mai 2004
Une version lgrement abrge de ce compte-rendu a t publie dans Les Cahiers de la Scurit Intrieure, nĦ 55.
A un an de lĠchance du ÇÊPlan ColombieÊÈ[1], il tait opportun de revenir sur les problmatiques lies la production des matires premires[2] servant la fabrication des drogues usage illicite et la guerre antidrogue en Amrique andine. CĠest le Groupe Actualits Colombie (GAC)[3] qui est lĠinitiative de ce colloque, organis avec le soutien dĠinstitutions telles que lĠEHESS, la Maison des Sciences de lĠHomme et le ministre des Affaires trangres franais. De grands spcialistes amricains, latino-amricains et europens issus de la recherche, de la politique, des ONG et de la police ont ainsi dbattu deux jours durant, dans les locaux parisiens de lĠUNESCO.
La prsentation du colloque sur le site internet du GAC annonait sans dtour quĠil sĠagissait de ÇÊfaire connatre les problmes lis la production de drogues et les effets nuisibles de la guerre antidrogueÊÈ afin de promouvoir de nouvelles approches censes ÇÊdpasser le cadre actuel de la Ôguerre contre les drogues et le terrorismeĠÊÈ. DĠo, peut-tre, lĠabsence surprenante dĠorateurs reprsentant lĠONU et les tats-Unis, acteurs structurants en matire de drogues, maintes fois mentionns lors du colloque, mais, justement, principaux promoteurs de lĠapproche rpressive dite de ÇÊguerre la drogueÊÈ. Autres absences remarquesÊ: les thmatiques des droits de lĠHomme et de la corruption qui, bien quĠvoques lors des dbats, nĠont fait lĠobjet dĠaucune intervention spcifique malgr les graves questions que posent en la matire le trafic et sa rpression, surtout dans les pays andins.
Intitule ÇÊImplications politiques de la Ôguerre contre les droguesĠÊÈ, la premire table ronde entendait analyser les jeux de divers acteurs (tats andins, gurillas et paramilitaires) intervenant pour, par et contre les cultures illicites la lumire de leurs relations avec les tats-Unis, puissance hgmonique, dans le contexte des conflits de lĠaprs-guerre froide. Cette thmatique a t traite par trois exposs et presque exclusivement lĠaune emblmatique de la Colombie, thtre dĠun conflit violent et premier producteur mondial de coca et de cocane. Dans son intervention sur ÇÊla politique trangre des tats-Unis face aux cultures usage illiciteÊÈ, Kimberly Stanton[4] a implicitement rendu compte de lĠtat du dbat amricain en matire de cultures illicites. LĠenjeu de ce dbat est lĠoctroi de fonds publics par le Congrs fdral des programmes dont lĠefficacit est value annuellement par rapport des objectifs prtablis, en lĠoccurrenceÊ: une rduction des surfaces consacres aux ÇÊplantes droguesÊÈ dans les Andes qui est cense entraner une diminution des quantits de drogues disponibles aux tats-Unis et par consquent une baisse de la consommation. Pour les opposants lĠapproche rpressive, il est donc crucial de dmontrer lĠinefficacit des programmes actuels dont la plupart sont destins former et quiper les forces armes (et, accessoirement, policires) colombiennes[5] ainsi quĠ subventionner les programmes trs controverss dĠpandage arien dĠherbicide sur les plantations illicites. Stanton a ainsi rappel que la ÇÊlgre rductionÊÈ des surfaces de coca obtenue en 2003 en Colombie a t partiellement compense par lĠaugmentation constate au Prou et que, de toute faon, la rduction des surfaces de coca nĠinflue aucunement sur les prix de la cocane aux tats-Unis. CĠest donc en vain que Washington a consacr 754,8 millions de dollars dĠaide militaire la Colombie en 2003. Ce constat a t confirm par Francisco Thoumi[6]. SĠexprimant sur ÇÊlĠvolution des politiques antidrogue des gouvernements andinsÊÈ, il a rappel que ces derniers, incapables dĠlaborer leur propres stratgies vis--vis des drogues, sont contraints dĠadopter le modle amricain ÇÊsimplisteÊÈ et ÇÊmoralisteÊÈ qui mle sans succs depuis 20 ans ÇÊla carotte et le btonÊÈ, cĠest dire rpression militaro-policire et dveloppement alternatif. Thoumi aura t le seul orateur du colloque voquer, sans autre prcision, ce qui est pourtant une vidence et lĠun des grands problmes poss par les stratgies antidrogueÊ: elles servent couramment de prtexte la poursuite dĠautres objectifs. LĠinstrumentation des politiques de lutte sĠaccompagne de celle du trafic des fins politiques. Ainsi, dans son expos sur ÇÊgroupes arms et trafic de droguesÊÈ, Alain Labrousse[7] a rappel que les groupes paramilitaires sont des ÇÊauxiliairesÊÈ de lĠarme rgulire et quĠils se financent ÇÊdepuis toujoursÊÈ par le trafic de drogues[8], au mme titre, mais depuis moins longtemps, que la gurilla marxiste des Forces armes rvolutionnaires de Colombie (FARC).
CĠest dĠconomie et dĠanthropologie dont il a t question dans la deuxime table ronde sur ÇÊPolitiques agricoles et mouvements sociauxÊÈ, sans doute la plus stimulante du colloque. On est revenu sur lĠhistoire agraire et sur certaines donnes anthropologiques pour cerner lĠidentit et la situation des producteurs andins et mieux comprendre leurs revendications. Celles-ci ont t exprimes par Dionicio Nuez Tancara[9] lors de lĠexposÊ: ÇÊla population et les politiques de lutte contre la drogueÊ: le mouvement cocalero en BolivieÊÈ. Le dput aymara du Mouvement vers le socialisme (MAS) a prsent le discours habituel des dfenseurs de la coca, denre dĠusage licite en Bolivie (pays le plus pauvre du continent amricain et dont la majorit de la population est indienne). Un argumentaire articul sur deux axes. DĠabord, la cultureÊ: consomme depuis des milliers dĠannes, la coca est la ÇÊfeuille sacreÊÈ des indiens andins et lĠun des lments centraux de leur identitÊ; elle ne saurait donc tre confondue avec la cocane, drogue occidentale. Ensuite, lĠconomieÊ: la coca est ÇÊle seul produit agricole assez rentable pour permettre la survie de milliers de famillesÊÈ dmunies. Et, afin dĠempcher son dtournement vers lĠindustrie de la cocane, il faut aider les producteurs dvelopper des produits drivs licites destins un march potentiel de plusieurs millions de consommateurs partout dans les Andes[10]. Cet argumentaire ÇÊidentitaro-conomiqueÊÈ vieux de 20 ans au moins, combin aux programmes dĠradication force mis en Ïuvre par les gouvernements boliviens et amricains successifs et leurs politiques nolibrales, a permis la vaste coalition de gauche quĠest le MAS de devenir la seconde force politique du pays en 2002, et de viser dsormais la prsidence. Si en Bolivie (et au Prou) la culture doit indniablement rentrer en compte dans lĠanalyse du problme de la coca, la situation diffre en Colombie o la production est en quasi-totalit destine la fabrication de cocane. Dario Fajardo[11] a ainsi explor le problme du territoire lĠaune de lĠconomie, montrant que le boom de la coca et des autres ÇÊplantes drogueÊÈ depuis 30 ans en Colombie sĠexplique avant tout par lĠabsence de rforme agraire. LĠopposition toute rforme des grands propritaires terriens (qui concentrent entre leurs mains lĠimmense majorit des terres utiles) a entran ÇÊlĠexpulsionÊÈ des paysans sans terre vers les territoires ÇÊviergesÊÈ[12] de lĠAmazonie, notamment la faveur de politiques dites de ÇÊcolonisation de la frontire agricoleÊÈ. Les infrastructures, en particulier de communication, promises par les gouvernements ne sĠtant jamais matrialises, les seules cultures rentables sur ces terres lointaines, dont lĠtat est totalement absent, sont illicites. Mais ces territoires abandonns par lĠtat et capts par lĠillgalisme ont produit chez leurs habitants une identit particulire. Mara Clemencia Ramrez[13] lĠa brillamment analyse lors dĠune intervention consacre aux cultivateurs de coca et de pavot du dpartement du Putumayo, aujourdĠhui plus grande zone de production cocare de Colombie, soumise pandages ariens et thtre de violences armes. Fruit de plusieurs annes dĠenqute sur un terrain trs ardu valorise dans une thse de doctorat soutenue Harvard, lĠexpos de lĠanthropologue colombienne a constitu lĠun des moments forts du colloque. Selon elle, lĠabsence totale de lĠtat au Putumayo est la fois cause et consquence de la reprsentation que la socit colombienne sĠest construite de cet espaceÊ: sauvage, tranger la socit, sans intrt pour les lites traditionnelles et peupl de ÇÊmarginaux dracinsÊÈ. Cette absence a permis au trafic dĠy prdominer depuis une trentaine dĠannes, facilitant dĠautant plus lĠattribution dĠune ÇÊidentit criminelleÊÈ ces rgions que leur population ne peut revendiquer dĠattachement culturel la coca. DĠo la possibilit, exclue en Bolivie et au Prou, dĠy mener des campagnes dĠpandage dĠun herbicide nocif sur les plantations de coca. En rsistance, et malgr le conflit arm qui svit sur leur territoire, les cocaleros stigmatiss du Putumayo se sont organiss et revendiquent le statut de citoyen colombien part entire afin dĠamliorer leur sort conomique et social par lĠobtention de droits.
Des droits notamment nis par les aspersions routinires dĠherbicide, comme lĠa dmontr lĠintervention la plus marquante de la troisime table ronde traitant des ÇÊconsquences sociales de la lutte antidrogueÊÈ. Adolfo Maldonado[14] a ainsi rvl le contrecoup sanitaire des pandages la lumire dĠune enqute pidmiologique[15] effectue la frontire colombiano-quatorienne. ÇÊLĠquateur est triste devant lĠhorreur cause par lĠpandage arien en ColombieÊÈ, cĠest ainsi que le mdecin espagnol a dbut un expos charg dĠmotion o il a dnonc le gouvernement colombien. Accusant Bogot ÇÊdĠabsolue dsinformation sur les effets du glyphosate[16]ÊÈ, Maldonado a soulign que les pandages provoquent la mort des animaux de ferme et de la vgtation tout en polluant nappes phratiques et cours dĠeau. De plus, lĠincidence des fivres, diarrhes, cphales, toux et dermatites augmente fortement aprs les pandages, tout comme les interruptions involontaires de grossesse. Enfin, des dommages gntiques attribuables aux aspersions ont t constats chez 100% des personnes tudies vivant dans les zones concernes. CĠest ce prix quĠa t obtenue la rduction des surfaces plantes en coca et en pavot constate en 2003 en Colombie mise en avant par Juan Carlos Buitrago[17], le policier charg de dfendre au colloque la politique de lĠexcutif colombien.
Un prix lev, on en conviendra, mais quid des autres moyens de lutteÊ? CĠtait lĠobjet de la dernire table ronde. Consacre aux ÇÊpossibilits et limites du dveloppement alternatifÊÈ, principale option ÇÊdouceÊÈ opposable lĠapproche ÇÊdureÊÈ privilgie Washington et dans les capitales andines, elle a surtout mis en lumire lĠindniable crise du modle de dveloppement alternatif (DA) en vigueur jusquĠici. Crise qui lgitime dĠautant plus lĠapproche rpressive comme tant la seule efficace. LĠenjeu pour les intervenants tait donc de critiquer le DA de manire constructive, de sorte quĠil demeure une option viable pour son principal promoteur actuelÊ: lĠUnion europenne, seul acteur rput capable de faire pice la politique ÇÊguerrireÊÈ amricaine sur la scne internationale. En effet, dĠaprs Ricardo Vargas[18], lĠinverse des tats-Unis, la drogue ne serait pas considre en Europe comme une menace scuritaire, mais avant tout comme un problme sanitaire et social. Quoi quĠil en soit, il nĠest pas sòr que les intervenants soient parvenus sauver le DA. Ainsi, Hugo Cabieses[19] a bien diagnostiqu les carences, voire les aberrations, qui handicapent les programmes de DAÊ: ÇÊil faudrait quĠils sĠassurent de la participation volontaire des cultivateursÊÈ et que ces derniers soient consults dans leur laboration, a-t-il par exemple souhait. Les difficults de ce type devraient pouvoir tre corriges. Mais, en rappelant quĠil est ÇÊcontradictoire avec les politiques nolibralesÊÈ lĠconomiste a point lĠcueil majeur auquel se heurte le concept mme de Dveloppement alternatif. Un cueil qui, lui, semble pour lĠinstant infranchissable.
Au final, ce colloque a constitu un reflet fidle de lĠtat actuel du dbat international sur les cultures illicites en Amrique andine... et de ses limites. Les meilleurs spcialistes sĠy sont accords sur les mfaits et lĠinefficacit des politiques rpressives et sur lĠinadquation du dveloppement alternatif au contexte conomique mondial. Mais il nĠa merg de ce sombre constat aucune approche susceptible de grer adquatement le ÇÊproblme de la drogueÊÈ. Toute avance en ce domaine ne pourra sans doute faire lĠconomie dĠune rflexion pralable sur les reprsentations des psychotropes dans le monde dĠaujourdĠhui.
[1] Plan multilatral de paix en faveur de la Colombie lanc en 2000 avec la participation des tats-Unis et de lĠUnion europenne et dot initialement de 7,5 milliards de dollars. La lutte contre les drogues, en particulier les cultures usage illicite, est lĠune de ses priorits.
[2] CĠest presque exclusivement de la coca, matire premire de la cocane, dont il a t question au colloque, mme si le cannabis (marijuana) et le pavot opium (hrone) sont aussi cultivs une chelle non ngligeable dans les pays andins.
[3] Une association de doctorants pour la plupart colombiens, mais tudiants en France.
[5] La Colombie est actuellement le 3me rcipiendaire mondial dĠaide amricaine, aprs Isral et lĠgypte.
[6] conomiste amricano-colombien, professeur la Florida International University.
[8] Ce sont dĠailleurs des trafiquants du ÇÊCartel de MedellnÊÈ qui ont cr le premier groupe paramilitaire en 1981.
[9] D. Nuez est, en outre, second vice-prsident du parlement et dirigeant de COFECAY, lĠun des plus grands syndicats de cultivateurs de coca du pays (Yungas).
[10] Sans doute pour illustrer ce potentiel, sur lequel Francisco Thoumi a exprim des doutes, du th de coca a t servi pendant les pauses du colloque.
[12] En fait, des groupes indiens habitaient ces territoires.
[14] Mdecin espagnol bas en quateur, spcialiste des maladies tropicales, chercheur lĠONG Accin Andina.
[15] Cette tude a t commandite par la justice quatorienne.
[16] Le glyphosate est lĠingrdient actif de lĠherbicide pandu sur les cultures illicites en Colombie. Il est commercialis en solution dilue notamment sous la marque Roundup par la firme Monsanto. La solution utilise en Colombie est bien plus concentre en glyphosate que le Roundup et contient dĠautres produits (POEA et Cosmoflux 411F) destins en dmultiplier les effets.
[17] Mayor de la Police nationale de Colombie, dtach auprs dĠEuropol depuis fvrier 2004 (premier policier latino-amricain dans ce cas).
[18] Sociologue colombien, chercheur au Transnational Institute dĠAmsterdam.
[19] conomiste pruvien, spcialiste des cultures illicites et du dveloppement alternatif.