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La crise de crédibilité de la politique antidrogue

Laurent Laniel

Version corrigée de l’article : « Mexique : Blanchiment du système politique » paru dans OGD : La Géopolitique mondiale des drogues, 1998/1999, rapport annuel, Paris, 2000.

Malgré les saisies « historiques » annoncées par le gouvernement mexicain et quelques arrestations d'assez haut niveau, somme toutes « normales » dans un contexte électoral, le Mexique reste l’un des principaux centres mondiaux du narcobusiness. Et il est probable que, pour les années à venir, production, trafic et blanchiment seront indispensables à l'économie du pays et, impunité aidant, continueront à y financer des activités politiques, surtout à l'intérieur du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) au pouvoir depuis 71 ans. En effet, on n'a constaté aucun changement de fond durant les deux dernières années : ni dans la contrebande de drogues en direction des États-Unis, qui se maintient à des niveaux extrêmement élevés ; ni dans les liens organiques entre pouvoir politique et narcotrafic, qui se sont vus confirmés ; ni, enfin, dans la stratégie antidrogues mise en œuvre conjointement par Washington et Mexico qui, malgré quelques réformes, traverse une grave crise de crédibilité.

La première raison de cette crise c'est que la violence continue à augmenter et qu'elle a atteint des niveaux inédits en 1999, tant dans les villes frontalières de Tijuana, Ciudad Juárez, et Matamoros, les grandes plaques tournantes de la contrebande de drogues vers les États-Unis, que dans celles de l'intérieur comme Guadalajara et Mexico. A peu près toutes les organisations internationales de défense des droits de l'Homme ont consacré des rapports alarmants sur les violations commises par les forces de l'ordre mexicaines (tortures, disparitions, exécutions extra-judiciaires, etc.), notamment sous couvert de lutte antidrogues. Des policiers et des militaires ont aussi été victimes de collègues corrompus et des narcos. De plus, des interventions des forces armées contre les mouvements de guérilla, notamment les Zapatistes du Chiapas (EZLN), se sont camouflées derrière la lutte antidrogues.

Deuxième problème, lié au précédent : l'état de droit, qui fournit, en théorie, le cadre de la lutte antidrogues continue, en pratique, à être ignoré dès qu'il touche à des personnages susceptibles de remettre en cause le système priiste et le contrôle qu'il exerce sur l'État. Même si elle n'est plus totale, l'impunité des hommes du PRI, garantie par les complicités qu'ils ont acquises dans de très nombreux secteurs du parti et cautionnée par Washington, reste, avec la pauvreté, l'un des obstacles fondamentaux à une lutte efficace contre le narcotrafic et le blanchiment. Parallèlement, contexte électoral aidant, les accusations d’implication dans le trafic et le blanchiment contre les adversaires politiques ont redoublé d’intensité au sein de tous les partis. Même si elles ne sont pas toujours infondées, ces accusations ne font jamais l’objet de plaintes formelles et encore bien moins de poursuites judiciaires. Notons au passage que les candidats d’opposition, de droite comme de gauche, ont promis qu’ils mettraient fin au narcotrafic s’ils étaient élus... mais sans expliquer comment ils s’y prendraient. En effet, aucun des deux grands partis d’opposition n’a présenté d’alternative cohérente à la stratégie antidrogues du gouvernement.

Dernier problème, et non des moindres, de nature à dévaloriser la guerre à « la drogue » menée depuis 1994 au Mexique : la forte hausse de la consommation de substances illicites, la cocaïne et le crack en particulier, annoncée par l'OGD dès 1995, qui s'est vue confirmée par une étude du ministère de la Santé. Le Mexique est aujourd'hui officiellement un marché de consommation important, même s'il semble encore loin de rattraper son voisin du nord ou l'Union européenne, nouveau partenaire économique dans le cadre d'un traité de libre-échange signé le 23 mars 2000.

Force est donc de constater que les intérêts liés à la drogue, mexicains et étrangers, ont étendu leur emprise sur le pays en ajoutant à leurs rôles traditionnels de producteurs et fournisseurs du marché des États-Unis, qui ne se dément pas, celui de distributeur sur le marché intérieur. Un développement qui en dit long sur le crédit qu'il convient d'accorder aux déclarations, à portée clairement électoraliste, sur les « progrès » de la lutte antidrogues au Mexique émises des deux côtés de la frontière.

Hausse des saisies...

Le 26 janvier 2000, soit environ un mois avant l'annonce des résultats de la « certification » aux États-Unis, le Procureur général, Jorge Madrazo Cuéllar, a présenté à la presse le bilan partiel de la lutte antidrogues menée entre le 1er décembre 1994, date de l’entrée en fonction du Président Ernesto Zedillo, et le 25 janvier 2000. Durant cette période de cinq ans, les autorités mexicaines ont saisi un peu plus de 142 tonnes de cocaïne ; presque 5 513 tonnes de marijuana ; 1,066 tonne d’héroïne ; et 1,713 tonne d’opium. Dans le même temps, quelque 126 585 hectares de marijuana et 82 519 hectares de pavot ont été officiellement éradiqués. Durant la seule année 1999 (de décembre 1998 à novembre 1999) les autoritéés mexicaines ont saisi : 26 tonnes de cocaïne ; 1 457 tonnes de marijuana ; 222 kilogrammes d’héroïne ; et 777 kg d’opium. En outre, 10 775 personnes ont été arrêtées au Mexique pour infractions à la législation antidrogues en 1999 (52 516 durant la période de cinq ans). Madrazo n'a pas jugé utile d'inclure à son bilan les saisies de méthamphétamine, une omission réparée par le Département d'État américain qui annonce la confiscation de 358 kg de cette substance au Mexique ainsi que la destruction de 14 laboratoires clandestins en 1999. Les saisies de 1999 sont toutes en hausse par rapport à 1998, mais comme les résultats mexicains avaient été très médiocres cette année-là, il s'agit en fait, grosso modo, d'un retour à la moyenne constatée depuis l'élection d'Ernesto Zedillo.

La mauvaise performance de 1998 avait d’ailleurs poussé divers parlementaires américains à tenter de faire annuler la « certification » que le président Clinton avait accordée au Mexique le 1er mars 1999. Soucieux d’éviter un tel désagrément en 2000, année d'élection présidentielle au Mexique et aux États-Unis, Madrazo a précisé qu’il présentait des « chiffres historiques », confirmant la « validité » de la « stratégie du Président Zedillo » basée sur le modèle américain. Le Procureur soulignait ainsi implicitement que le gouvernement actuel a fait mieux que son prédécesseur, dirigé par Carlos Salinas. Mais Salinas (qui, entre autres nombreuses affaires, fait l’objet d’une enquête pour blanchiment en France) avait déjà considérablement amélioré les résultats de son propre prédécesseur, Miguel De la Madrid (dont l’entourage comprenait notamment le blanchisseur et trafiquant présumé Carlos Cabal Peniche), qui avait lui-même fait mieux que le gouvernement antérieur (où s’était illustré dans le trafic de drogues Arturo « El Negro » Durazo, sinistre chef de la police de Mexico et « homme de confiance » du président José López Portillo), etc. Et, pendant toute cette période, la production et le trafic de drogues n’ont cessé d’augmenter. L’expérience montre donc qu’au Mexique, comme ailleurs, les saisies, pour « historiques » qu’elles soient, n’ont au mieux qu’un impact très limité sur le niveau réel de la production, du trafic et de la consommation (ce que confirme la baisse des prix et la diversification croissante de l'offre de drogues sur les marchés de consommation mondiaux) et qu’elles ne les empêchent pas de bénéficier de protections de très haut niveau.

... et de la consommation

Ces saisies n'ont pas non plus empêché un fort accroissement de la consommation de drogues au Mexique depuis 1994, un fait le Procureur Madrazo a « oublié » de mentionner lors de sa conférence de presse. Loin de partager l'optimisme de son homologue de la Justice, le ministère de la Santé a conclu d'une étude portant sur l'ensemble du pays que la consommation de drogues « enregistre une augmentation et des tendances préoccupantes ». En effet, d'après cette étude, dont les principaux résultats sont parus dans le magazine Proceso[1], c'est en moyenne à l’âge de 10 ans qu'a lieu le premier usage de drogue. En 1993, 3,9 % des Mexicains avaient consommé de la drogue au moins une fois dans leur vie, mais en 1997 ils sont 5,27 %. Comme le Mexique compte 95 millions d'habitants, dont environ 50 % ont moins de 15 ans, on peut déduire que le marché local est immense et lucratif. L'offre se diversifie, le poly-usage s'étend et des produits pratiquement inconnus il y a quelques années, comme les drogues de synthèse, l'ecstasy en particulier, sont maintenant importés d'Europe pour y être commercialisés. Mais le cristal, la méthamphétamine fumable fabriquée au Mexique, gagne également du terrain sur le marché local.

Un autre produit d'importation, la cocaïne, est maintenant la deuxième substance illicite la plus répandue dans le pays, après la marijuana cultivée localement. On peut même parler de véritable explosion de la consommation de cocaïne : 10 % des mineurs du pays en avaient consommé en 1997, contre 0,1 % en 1993. Du fait de la baisse des prix, son usage, auparavant réservé aux élites et aux narcos, se démocratise et s'étend à des régions jusque là épargnées. Il y en a pour toutes les bourses, tant rurales qu'urbaines. Par exemple, un correspondant de l'OGD a pu constater que certains jeunes d'un petit village de l'État majoritairement rural et indien de l’État de Oaxaca (l'un des plus pauvres du Mexique, grand producteur de marijuana, de pavot et transitaire de cocaïne) consommaient du chlorhydrate de cocaïne, qu'ils disaient acheter à 100 pesos (60 francs français) le gramme. A Mexico, on peut acheter un gramme de chlorhydrate de bonne qualité pour 200 pesos, mais un produit très adultéré est disponible à 80 pesos le gramme. Le crack coûte 20 pesos la dose (« grapa »), et sur les marchés informels de la capitale, du populaire Tepito (haut lieu de la contrebande, de la contrefaçon et du trafic de drogues) à celui, huppé, de Coyoacán, des pipes à crack sont vendues ouvertement. Ce boom de la cocaïne est la conséquence directe des accords passés, au début des années 1990, entre les narcos colombiens et leurs partenaires mexicains, les Colombiens rémunérant en nature les services des Mexicains, chargés d'introduire la cocaïne aux États-Unis, sur la base d'un kilo en paiement pour un kilo livré de « l'autre côté ». Les trafiquants mexicains se sont ainsi retrouvés avec de grandes quantités de cocaïne qu'ils écoulent massivement et à vil prix sur le marché local, beaucoup moins saturé que le marché américain.

En ce qui concerne l'héroïne, son usage augmente également au Mexique, surtout le long de la frontière nord. Ici, il s'agit vraisemblablement d'une conséquence de l'augmentation de la production d'opium local, due notamment à l'introduction d'une variété de pavot, « étrangère » selon les autorités, dont la rentabilité à l'hectare est supérieure aux variétés locales. Des rumeurs insistantes, qui pourraient expliquer l'introduction de la nouvelle variété de pavot, font état de la présence au Mexique de « chimistes turcs » travaillant à la production d'une héroïne distincte de l'habituelle « Mexican black tar ». De plus, le Mexique est aussi un territoire de transit pour l'héroïne asiatique.

Au-delà du caractère alarmant de ces statistiques et de la manipulation dont elles peuvent faire l'objet pendant la campagne électorale (cf. infra), on peut espérer que leur publication aura au moins un effet positif. Dans la mesure où elles impliquent une reconnaissance officielle que le Mexique est un marché de consommation important, elles devraient sonner le glas – et en tout cas la nuancer – de la position traditionnelle du gouvernement, empreinte de démagogie mais largement entérinée par la population, selon laquelle la consommation de drogues est un problème fondamentalement « gringo » qui n'affecterait le Mexique que marginalement. Entre autres conséquences, ce dénie officiel et social a fait que les politiques publiques en matière de prévention et de soins sont « souvent guidées par des positions morales et politiques au lieu d'être basées sur la connaissance scientifique », selon le ministère de la Santé, et donc fort peu efficaces. Selon des sources de l'OGD, des financements américains vont être consacrés à l'établissement d'un réseau national d'ONG de prévention et réhabilitation, présent dans tout le Mexique et qui sera dirigé par de bons professionnels. On peut donc espérer que ces fonds ne connaîtront pas le destin des 17 millions de dollars que le PNUCID avait consacrés, au début des années 1990, à des programmes gouvernementaux de substitution de cultures illicites dans l'État de Michoacán, et qui s'étaient évanouis dans la nature.

Le PRI se blanchit

En pleine campagne électorale, la grande presse américaine, comme d'ailleurs la plupart de ses homologues mexicaines et européennes, continue à diffuser la fable selon laquelle les trafiquants de drogues auraient pénétré et corrompu les milieux politiques mexicains. Il faut donc rappeler que divers éléments, et notamment des recherches universitaires, montrent qu’en réalité les narcotrafiquants mexicains ont été historiquement subordonnés au pouvoir d'hommes politiques appartenant au PRI, voire au PRI dans son ensemble, qui les contrôlent à travers les institutions policières et militaires[2]. Le gouvernement fédéral des États-Unis n’ignore rien de cet état de fait, dont ses propres agences diplomatiques, policières et militaires rendent compte depuis les années 1920. En outre, l’exécutif américain, la CIA en particulier, a utilisé des trafiquants mexicains au moins une fois, durant la guerre sale en Amérique centrale pendant les années 1980[3]. Enfin, il faut noter qu'aucune procédure judiciaire n'a encore été ouverte aux États-Unis contre la grande banque new-yorkaise Citibank, dont un rapport du General Accounting Office (GAO — sorte de Cour des comptes) a pourtant établi qu'elle avait, moyennant finance, « effectivement déguisé l'origine et la destination »  des 90 à 100 millions de dollars que Raúl Salinas a transféré en Suisse entre 1992 et 1994[4]. Le GAO cite un document interne de Citibank daté du 28 mai 1992 selon lequel Raúl lui a été recommandé par « un client de longue date et de grande valeur », qui n'est autre, d'après la presse mexicaine, que Carlos Hank González (cf. infra). La Justice suisse a conclu que les fonds de Raúl provenaient du narcotrafic et, à ce titre, les a confisqués. Au Mexique, Raúl Salinas purge une peine de 27 ans de prison pour l'assassinat en 1994 de José Francisco Ruiz Massieu, alors Secrétaire général du PRI, mais pas pour blanchiment ni pour narcotrafic. Mario Ruiz Massieu, l'ex-fiscal antidrogues qui fut, pendant un temps, chargé de l'enquête sur le meurtre de son frère, est mort des suites d’un « suicide », d'après la version officielle, le 15 septembre 1999 dans sa résidence surveillée du New Jersey. Selon certaines rumeurs qui ont cours à Washington, l'absence actuelle de poursuites contre Citibank, qu'un fonctionnaire spécialisé américain rencontré par l'OGD a qualifié de « scandaleuse », ne serait pas étrangère aux donations de la banque à la campagne présidentielle de Bill Clinton en 1996. Il est important de garder ces fait à l'esprit alors que des campagnes présidentielles se déroulent dans les deux pays et que, surtout au Mexique, le trafic de drogues et sa répression sont instrumentés par les partis en présence.

Ainsi, suite à la première élection primaire de son histoire, qualifiée diversement de « farce », « comédie », « show » ou « théâtre » par les observateurs mexicains, les militants du PRI se sont donnés un candidat présidentiel en la personne de Francisco Labastida Ochoa. Le PRI rompait ainsi avec sa tradition, qui voulait que ce soit le président sortant qui choisisse son successeur, et inaugurait à grand renfort de publicité la démocratie interne. On constate néanmoins que les militants du « nouveau PRI » ont élu celui qui avait la faveur d'Ernesto Zedillo, et que ce dernier ne s’est pas privé d’intervenir dans les primaires du parti. Natif du Sinaloa, ancien gouverneur de cet État (1987-1992) – période pendant laquelle il aurait, d'après la CIA, « passé des accords » avec les narcos locaux[5] – et ex-ministre de l’Agriculture puis de l'Intérieur du gouvernement Zedillo, Labastida a fait de la lutte contre la corruption un des thèmes de sa campagne électorale. Il reprend ainsi le flambeau de la « rénovation morale » dont le président De la Madrid (1982-1988), un proche de Labastida, avait fait une priorité, avec le succès que l’on sait[6]. La nouvelle campagne de moralisation ne commence pas sous les meilleurs auspices pour le candidat priiste, car la presse a révélé qu’une plainte impliquant une entreprise liée à son frère, Juan Labastida, avait été déposée. D’après la plainte, l’entreprise avait bénéficié en 1995 d’un prêt sans garantie, et donc frauduleux, de 8 millions de dollars accordé par Banrural, la banque du ministère de l’Agriculture alors dirigé par Francisco Labastida. Jorge Navarrete Peralta, le fonctionnaire de Banrural qui a porté plainte, a été licencié et dit avoir été victime d'attaques physiques et de menaces. Juan Labastida et Banrural ont démenti ses accusations.

Avant de devenir officiellement candidat à l'investiture du PRI, Labastida avait préparé le terrain en se présentant du haut de sa fonction à l'Intérieur, lors d’un voyage à Washington en février 1999, comme le grand orchestrateur de la nouvelle stratégie antidrogues mexicaine. Basée principalement sur l'achat de radars, scanners et autres équipements de « haute technologie » importée, la stratégie a un coût total annoncé de 500 millions de dollars. Cet équipement est censé permettre au Mexique de réaliser encore plus de saisies « historiques » dans le futur (cf. supra). Parallèlement, l'avenir des programmes sociaux du pays est obéré car ce sont tous les contribuables mexicains qui devront rembourser les 70 à 80 milliards de dollars de dettes privées évaporées dans la faillite du secteur bancaire (affaire Fobaproa/IPAB), due en partie au pillage d'entreprises et de banques par des personnages, dont certains sont liés à la drogue, qui ont généreusement contribué à des campagnes priistes, y compris celle du président Zedillo[7]. Le PRI et le gouvernement se sont auto-amnistié dans cette affaire en bloquant toutes les tentatives d'audit que la chambre des députés (à majorité d'opposition) voulait imposer à Banco Unión, l'établissement bancaire de Cabal Peniche. Ce dernier est emprisonné en Australie car le Mexique a demandé son extradition pour une faillite frauduleuse portant sur 700 millions de dollars. Mais les procédures d’extradition traînent, une lenteur qui n’est sans doute pas étrangère au fait que Cabal ait déclaré qu'en 1994 il avait financé, à hauteur de 20 millions de dollars, les campagnes de Zedillo et de Luis Donaldo Colosio, le candidat du PRI assassiné à Tijuana le 23 mars de la même année, et de 5 millions de dollars celle de Roberto Madrazo Pintado, le gouverneur du Tabasco (cf. infra).

D'autre part, c'est Labastida qui a présidé à la naissance de la nouvelle Police fédérale préventive (PFP), un corps quasi militaire, supposé incorruptible et formé, précisément, au maniement de la « haute technologie », le nouveau maître mot de la lutte antidrogues mexicaine. Comme le service de contre-espionnage (CISEN, qui a placé sur écoute les partis d'opposition), la PFP est contrôlée directement depuis le ministère de l'Intérieur et entretient quelque ressemblance avec la Dirección Federal de Seguridad (DFS) de ce même ministère, qui était largement impliquée dans le trafic de drogues et la répression politique jusqu'à sa dissolution au milieu des années 1980s. Fort de ces atouts, et après avoir été remplacé à l'Intérieur par un allié fidèle, l'ancien gouverneur du Oaxaca, Diódoro Carrasco, Labastida s'est attaqué à son principal adversaire au sein du PRI, Roberto Madrazo Pintado. Gouverneur de l'État pétrolier de Tabasco, proche des « trois Carlos » Salinas, Hank González et Cabal Peniche, c'est peut dire que Madrazo Pintado est en odeur de mafia[8]. Publiquement, les deux hommes se sont affrontés à coup d'épithètes tels que « saliniste » et « corrompu », assénés dans des spots télévisés fort coûteux. On estime que le seul Madrazo a dépensé pas moins de 80 millions de dollars pour sa campagne des primaires, mais la source de cet argent reste officiellement « inconnue », car personne au sein du PRI, pas même Labastida pourtant idéalement placé, n'a semble-t-il intérêt à enquêter sur de tels sujets. D'autant que les règles fixées par le PRI pour l'élection primaire n'obligeait pas les candidats à divulguer l'origine de leurs fonds. A titre de comparaison, George W. Bush, candidat – victorieux – à l’investiture du Parti républicain aux États-Unis, n’aurait dépensé « que » 63 millions de dollars pour sa campagne des primaires, une somme que les observateurs américains qualifient « d’inédite » dans l’histoire de leur pays.

En sous-main, Labastida et ses alliés se sont préoccupés d'affaiblir « le Professeur » Carlos Hank González et son clan, soutien de Madrazo. Ils ont été aidés en cela par la publication dans le quotidien mexicain El Financiero, le 31 mai 1999, puis dans le Washington Post du 2 juin, de morceaux choisis d'un rapport où le National Drug Intelligence Center (NDIC) du gouvernement américain qualifiait Hank de « menace criminelle importante à la sécurité des États-Unis » du fait de son implication dans le narcotrafic et le blanchiment. Le Post répétait à cette occasion qu'une enquête des douanes était en cours sur le clan Hank aux États-Unis[9].

Les entreprises légales où, d’après les douanes américaines, le clan possède des intérêts, ont aussi dû souffrir quelques tracasseries. Ainsi, en 1998, suite à diverses grosses saisies de cocaïne en 1997 à bord de navires lui appartenant, la compagnie maritime Transportación Marítima Mexicana (TMM), la plus grande du Mexique et l'une des plus grandes du monde (avec des intérêts en Colombie et au Canada, notamment), s'est vue interdire de transporter des marchandises sur la route du Pacifique Colombie-Mexique-USA. L'interdiction a été levée au début 1999, après que TMM ait pris des mesures de sécurité « pour cesser d’être la principale source d'entrée de drogue au Mexique », selon Mariano Herrán, le fiscal antidrogues mexicain. Les douanes américaines disent avoir intercepté des conversations téléphoniques où des membres du clan Hank coordonnaient des envois de drogues dans les navires de TMM, mais l’implication des Hank dans ces envois ne font l’objet d’aucune enquête au Mexique, en tout cas pas officiellement. Quant aux autorités américaines, elles n'ont officiellement inculpé personne jusqu’ici. On se tourna ensuite vers les maisons de jeux appartenant à la compagnie Libros Foráneos de Jorge Hank Rhon, fils cadet du Professeur Hank, qui durent se plier à de tatillonnes inspections de fonctionnaires du ministère de l’Intérieur. La compagnie aérienne TAESA, qui appartient à la nébuleuse des Hank, a d'abord été en proie à une grève puis, suite à un grave accident à Uruapán (Michoacán) en novembre 1999, elle a été interdite de vol par le gouvernement mexicain pour cause de sécurité défaillante, et finalement déclarée en faillite en février 2000, laissant une ardoise d’une centaine de millions de dollars. Enfin, en janvier 2000, la presse mexicaine faisait assaut d'articles à propos de l'enquête menée par la Réserve fédérale américaine sur la Laredo National Bank que Carlos Hank Rhon, fils aîné du Professeur, possède au Texas.

Dans l'espoir de se blanchir, la famille Hank a financé sa propre enquête sur les accusations dont elle est l'objet. Menée notamment par des anciens agents du FBI et de la DEA passés au privé, cette investigation a conclu que « personne n'a pu fournir d'informations ou de preuves » permettant de vérifier la véracité des "suppositions" dont les Hank sont la cible[10]. Ceci n'est pas surprenant car si un procureur américain, par exemple, avait l'intention de mettre un membre du clan en examen, il y a fort peu de chances qu'il dévoile ses batteries à l'adversaire avant le début de la bataille juridique.

Aucune de ces enquêtes n'a abouti à des sanctions, car leur but n'était pas de provoquer une opération « mains propres », qui sonnerait probablement le glas du PRI dans son ensemble. Labastida lui-même n'y a aucun intérêt, ne serait-ce que parce que l'un des hommes-clé de son équipe est Emilio Gamboa Patrón qui, lorsqu'il était ministre des Transports sous Salinas, avait entretenu des relations avec la chargée des relations publiques du cartel du Golfe. On s'est donc contenté d'une sorte d'exorcisme rhétorique des « démons » du PRI, dont l'apogée a été atteinte à la fin novembre 1999 lorsque Labastida, intronisé 15 jours plus tôt candidat du parti, refusa publiquement l'aide que souhaitait apporter à sa campagne Jorge Hank Rhon. Une répudiation théþtrale qui permet, à peu de frais, de mettre en valeur la « fermeté » du candidat Labastida. Cela ne porte pas à conséquence. D'ailleurs, peu après sa défaite, un Roberto Madrazo souriant, qui quelques semaines plus tôt menaçait encore de quitter le parti s'il n'était pas choisi comme candidat présidentiel, s'est rendu au palais présidentiel de Mexico pour féliciter Labastida et l'assurer de son soutien, sous l'œil bienveillant du président Zedillo. La presse et la télévision, convoquées pour « l’événement », ont immortalisé la scène censée symboliser la naissance du « nouveau PRI » réconcilié avec lui-même. Madrazo s’en est ensuite retourné terminer son mandat de gouverneur au Tabasco.

NOTES


[1] Monge, R. : « México es ya país de alto consumo », in Proceso No.1183, 4 juillet 1999.

[2] Voir par exemple, Astorga, L. : El Siglo de las Drogas, Espasa Hoy, Mexico, 1996 ; OGD : « Mexique » in La Géopolitique mondiale des drogues 1995-1996 ; Resa, C. : « Sistema político y delincuencia organizada en México: el caso de los traficantes de drogas », Papeles de Trabajo 02/99, Instituto Universitario Gutiérrez Mellado, Universidad Nacional de Educación a Distancia, Madrid, 1999 ; et Rivelois, J. : Drogue et pouvoirs du Mexique aux paradis, L’Harmattan, Paris, 2000
[3] Marshall, J. « CIA assets and the rise of the Guadalajara connection », in Block, A. (ed.) : The Politics of Cocaine, numéro spécial, Crime, Law and Social Change, Vol. 16, No. 1, juillet 1991, pp. 85-96
[4] GAO : Private Banking. Raúl Salinas, Citibank and Alleged Money Laundering, GAO/OSI-99-1, Washington, octobre 1998
[5] Il s’agit là d’une « accusation » assez floue qu’il est nécessaire de pondérer à l’aide des éléments suivants. D’abord, il doit être extrêmement difficile de gouverner un État comme le Sinaloa sans prendre en compte le facteur drogue, car le narcotrafic y possède un poids économique et politique énorme. D’autre part, une fois son mandat de gouverneur terminé et après que son garde du corps ait été assassiné par des policiers fédéraux, Labastida a été nommé ambassadeur au Portugal, une mesure destinée à le protéger d’un éventuel attentat organisé par des narcos. Certes, en 1989, pendant son gouvernorat, Labastida avait fait l’éloge du général Jesús Gutiérrez Rebollo, alors commandant de la 9ème Région militaire chargée de lutter contre le narcotrafic. Gutiérrez Rebollo a été condamné à 40 ans de prison au Mexique le 22 février 2000 pour complicité avec le cartel de Juárez. Mais Barry McCaffrey, le « Tsar antidrogues » américain, avait, lui aussi, complimenter Gutiérrez quelques semaines à peine avant son arrestation au début 1997.
[6] Miguel De la Madrid Hurtado a présidé la « crise de la dette » des années 1980, qui s'est accompagnée d'une formidable fuite illégale des capitaux, notamment par l'entremise des banques américaines et européennes
[7] A titre de comparaison, le prêt de sauvetage exceptionnel organisé par le président Clinton suite à la crise de 1995 se montait à 50 milliards de dollars
[8] Voir La Géopolitique mondiale des drogues 1997/1998 et Valle, E.: « ¿El partido del narco? », in El Universal, 24 juin 1999.
[9] Le Washington Post a révélé pour la première fois qu'une enquête était en cours sur la famille Hank le 10 mai 1997. Le dossier de l'enquête des douanes américaines a été publié au Mexique dans l'excellent livre qu'un journaliste mexicain a dédié à Carlos Hank González, qui reproduit également l'article que l'OGD avait consacré à Hank dans son La Géopolitique mondiale des drogues 1997/1998 ; voir Martínez, J. : Las ense¿anzas del Profesor: Indagación de Carlos Hank González, Oceano, Mexico, 1999.
[10] Voir Ambriz, A. : "La familia Hank se autoinvestigó para exculparse", in Proceso, No.1204, 28 Novembre 1999.

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