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La filière cannabis au Lesotho

 

Laurent Laniel

Article paru dans La géopolitique mondiale des drogues, 1998/1999, OGD, Paris, avril 2000.

NB: Cet article est une version française abrégée de l’article: Cannabis in Lesotho: A Preliminary Survey, discussion paper n° 34, MOST-Drugs, UNESCO, Paris, 1998, disponible sur le site de l’UNESCO.

Le Lesotho est un petit pays montagneux d’Afrique australe, essentiellement rural et peuplé de deux millions d’habitants. Bien que politiquement indépendant, il est totalement enclavé dans le territoire sud-africain, ce qui le rend extrêmement dépendant de son puissant voisin qui absorbe la quasi-totalité de ses exportations. En outre, étant donné la carence du Lesotho en matière d’industrie, ses sols dégradés et, de manière générale, le sous-développement qui le caractérise (c’est l’un des pays les plus pauvres du monde, son PNB par habitant ne dépassait pas 4 620 francs par an en 1995), les mines d’Afrique du Sud sont collectivement le principal employeur de la main-d’œuvre basotho.

Le Lesotho est un très gros producteur de cannabis, dont le nom est matekoane en sesotho, la langue parlée dans le pays. Même s’il y existe un marché national de consommation, sa production cannabique est essentiellement destinée à l’exportation, sous forme de marijuana, vers l’Afrique du Sud. La marijuana constitue l’une des trois principales sources de devises du pays. Les deux autres sont les envois d’argent des mineurs basothos travaillant dans les mines d’Afrique du Sud, et l’aide internationale.

Le plus grand marché de masse pour les dérivés du cannabis dans la région est, sans conteste, l’Afrique du Sud. En fait, il semble qu’il existe une sorte de « complexe du cannabis » sud-africain au sein duquel certaines zones rurales se sont spécialisées dans la production de marijuana afin d’alimenter les grands marchés urbains de consommation que sont Johannesburg et Pretoria (et la province du Gauteng en général), Durban (province du KwaZulu-Natal) et Cape Town (province du Western Cape). Même si le cannabis est cultivé un peu partout en Afrique du Sud, l’OGD a identifié quatre grandes zones où la production de cannabis constitue une source essentielle de revenus. Ces zones sont constituées de diverses régions appartenant aux provinces sud-africaines du KwaZulu-Natal, de l’Eastern Cape (ex-Transkei) et aux deux petits États indépendants du Lesotho et du Swaziland, qui sont en réalité hautement dépendants de l’Afrique du Sud tant politiquement qu’économiquement. La spécialisation croissante des agricultures de ces pays dans la production de marijuana pour le marché sud-africain renforce d’ailleurs leur dépendance envers à leur puissant voisin (cf. infra).

La plupart des informations sur la culture du cannabis figurant dans cet article proviennent d’une étude de terrain de l’OGD et des diverses études réalisées par la Lesotho Highlands Development Authority (LHDA) en préalable à la construction du grand barrage hydraulique de Mohale (districts de Maseru et Thaba-Tseka) qui produira de l’électricité pour le Lesotho et fournira de l’eau à six provinces sud-africaines, dont celle de Gauteng (Johannesburg)[1]. Des informations ont été collectées lors d’entretiens menés par l’envoyé de l’OGD auprès de six cultivateurs de cannabis de la zone orientale, montagneuse, du district de Maseru, dont les terres vont être inondées par le barrage de Mohale (ci-après nommés « cultivateurs-OGD »). Ces informations ne sont pas entièrement satisfaisantes. Elles ont été obtenues auprès d’échantillons réduits de cultivateurs vivant exclusivement dans les zones affectées par la construction du barrage, et ne peuvent donc pas être généralisées à l’ensemble du Lesotho. De plus, même si la culture du cannabis est très répandue dans les montagnes, si tous les habitants des zones concernées et du pays dans son ensemble, ainsi que toutes les autorités locales, nationales et internationales, sont conscientes de ce fait, bref si la production de cannabis constitue un secret de polichinelle et est, de fait, dépénalisée, elle reste tout de même une activité confidentielle. La LHDA, qui pourtant envisage très sérieusement d’inclure les revenus générés par la matekoane dans le plan d’indemnisation des habitants des zones à inonder, signale que les agriculteurs sont très réticents à en parler, et qu’elle n’a pas pu, en tout cas pas officiellement, avoir accès à leur champs de cannabis pour établir ses estimations. Malgré tout, ces informations apportent des éléments relativement précis sur la situation de la culture du cannabis dans certaines exploitations agricoles des zones montagneuses du pays qui fournissent, d’après nos informations, le gros de la récolte nationale.

Un Legs de l'histoire

La première trace historique de la présence de cannabis dans ce qui est aujourd’hui le Lesotho date du XVIème siècle. D’après l’historien Stephen Gill, la tradition orale a transmis jusqu’à nos jours l’utilisation «  colonialiste » qu’ont fait de la marijuana les Koena – un groupe, originaire du nord-est du Mpumalanga (ex-Orange Free State) actuel, qui se serait installé au Lesotho vers 1550, devenant ainsi l’une des composantes ethniques des Basothos d’aujourd’hui en « achetant » des terres à des groupes de San (les premiers habitants de l’Afrique du Sud, plus connus aujourd’hui sous l’appellation de « Bushmen ») contre de la marijuana. Mais il est très probable que les San connaissaient et utilisaient déjà le cannabis depuis longtemps au moment de l’arrivée des Koena, ces derniers se contentant de leur en fournir en grande quantité. D’autre part, Gill note qu’au XIXème siècle – peu après que les assises du royaume du Lesotho aient été fermement établies par Moshoeshoe I et que les populations locales en soient venues à dépendre plus de l’agriculture que de l’élevage – la marijuana figurait parmi les principales denrées cultivées au Lesotho, au même titre que le sorgho, la citrouille, et les haricots[2].

Ces quelques éléments historiques permettent de comprendre comment la matekoane en est venue à figurer, lors d’un recensement de la LHDA, parmi les 7 plantes les plus citées par les habitants des montagnes pour leur facultés curatives et magiques. Ces populations rurales utilisent le cannabis pour soigner des maux humains comme les bròlures d’estomac (heart burn), l’hypertension (high blood pressure) et les « maladies nerveuses » (nerves). Elle sert également à débarrasser les chevaux et les ânes des vers (appelés « papisi » en langue sesotho) qui les parasitent. Deux des six cultivateurs-OGD ont, en outre, déclaré fumer de la marijuana pour obtenir de la force et travailler plus dur, et l’un d’entre eux dit qu’elle lui ouvre l’appétit. D’après d’autres sources interrogées par l’OGD (un psychiatre et des membres d’ONG de prévention/réhabilitation), ces deux dernières propriétés « utilitaristes » de la matekoane lui sont attribuées par une grande partie des utilisateurs partout au Lesotho, en ville comme à la campagne.

Pour les secteurs les plus «  traditionnels » (les montagnards) de la société basotho actuelle, la marijuana est un médicament possédant diverses vertus. Ce statut médicinal est l’objet d’un « détournement » de la part de segments de la population en général, encore difficiles à quantifier, qui utilisent la plante à des fins utilitaristes ou récréatives apparemment non reconnues par la médecine traditionnelle locale.

Aujourd’hui, le cannabis est cultivé un peu partout au Lesotho, même sur de petites parcelles dans la capitale, Maseru. Néanmoins, les principales régions productrices se trouvent dans les zones de haute montagne du centre et de l’est du pays, ainsi que dans le piémont occidental. Les plantations sont en général situées dans les vallées des nombreuses rivières qui descendent des hauteurs.

Une stratégie de survie dans les montagnes

Selon toutes les sources interviewées durant l’enquête de terrain, les districts où la production de cannabis est la plus répandue sont les suivants :

- Berea : la production a lieu dans la zone du piémont et la zone montagneuse situées à l’est de ce district ;

- Mokhotlong. Il faut noter que la partie orientale de ce district montagnard (sur une zone s’étendant vers l’est et le sud à partir de la vallée de la rivière Moremoholo et incluant le chef-lieu du district, la ville de Mokhotlong) appartient à l’aire de production de marijuana de « premier choix » (« 1st grade ») qui comprend également des zones des districts de Thaba-Tseka et Qacha’s Neck (cf. infra). Cette marijuana de premier choix, comme l’appelle les Basothos eux-mêmes, est exportée vers Durban, en Afrique du Sud, où elle est commercialisée et exportée, aux Pays-Bas notamment, sous le nom de Durban Poison. L’ouest du district de Mokhotlong produit un cannabis de moindre qualité ;

- Thaba-Tseka. Alors que l’ouest du district, montagnard, produit du cannabis de deuxième et troisième choix, l’est et le sud, également montagnards, appartiennent à la zone de production de cannabis de premier choix déjà mentionnée ;

- Qacha’s Neck. Ce district, essentiellement montagnard, appartient presque entièrement à la zone du cannabis de premier choix dont il constitue, en fait, le cœur, à l’exclusion des montagnes de l’ouest qui, semble-t-il, sont productrices de deuxième et troisième qualités.

Le développement, et la quasi-ubiquité actuelle, de la culture du cannabis dans toutes les petites exploitations agricoles des montagnes – qui occupent la plus grande partie du Lesotho, réputé être le seul pays au monde dont l’ensemble du territoire est situé au-dessus de 1 000 mètres d’altitude –, est aussi dò à la dégradation des sols agricoles du pays. Les ruraux constituent 80 % de la population totale qui était estimée à 2,1 millions d’habitants en 1995, alors que l’agriculture ne fournissait plus qu’un peu moins de 15 % du PIB du Lesotho, contre 25 % en 1991. La beauté des montagnes du Lesotho ne doit pas faire oublier la forte érosion à laquelle est soumis leur sol. D’après Gill, cette érosion s’est accentuée à partir du début du XIXème siècle, lorsque pour profiter des prix favorables qu’offrait alors le marché international, les surfaces consacrées aux cultures céréalières ont fortement augmenté, notamment sur les basses terres. Ces terres ont de moins en moins été mises en jachère, et se sont appauvries, et le bétail a été envoyé sur les pâturages d’altitude. Les pluies torrentielles lavaient chaque année un peu plus le sol des montagnes qui ne bénéficiait plus de la protection offerte par les arbustes (utilisés pour le bois de chauffe) et l’herbe (broutée par le bétail toujours plus nombreux).

Les populations rurales considèrent traditionnellement les bovins comme une ressource culturelle et économique très importante, si bien que tous les programmes gouvernementaux qui ont tenté de réduire la taille du cheptel du pays, et donc le surpâturage, ont échoué. Mais la population ne cesse d’augmenter (on estimait la croissance démographique à 2,6 % par an en 1993), et ce depuis le début du XXème siècle. Le résultat, aujourd’hui, est que seulement 9 % de la surface totale du pays est effectivement cultivable et qu’on estime que 1 000 hectares supplémentaires deviennent impropres à la culture chaque année, victimes de l’érosion. ú ce rythme, le Lesotho ne disposera plus que de 8 % de terres arables en 2001. Notons que par terres arables, les sources consultées entendent les terres aptes à la culture licite de plantes telles que les céréales ou les haricots. Le cannabis, quant à lui, peut pousser sur des terres fortement dégradées. Les deux réponses principales de la population face aux blocages fonciers ont été, historiquement, l’immigration vers l’Afrique du Sud à partir de 1900, et la production du cannabis en tant que produit d’exportation, qui s’est répandue vraisemblablement plus tard. Aujourd’hui, ces deux sources de revenus sont les moteurs de l’économie rurale.

L’immigration au Lesotho a un impact certain, mais impossible à quantifier précisément, sur la situation de la drogue dans le pays. Les envois d’argent de parents immigrés constituent la deuxième source de revenu annuel des ménages montagnards en fournissant, d’après la LHDA, 38 % du total. En 1993, les autorités de Pretoria estimaient que 89 400 Basothos étaient employés dans les mines sud-africaines, alors qu’en 1991 celles de Maseru estimaient que 126 000 de leurs compatriotes vivaient à l’étranger. Même si elles restent le principal employeur de Basothos, les mines sud-africaines ont procédé à de nombreux licenciements ces dernières années, et continuent de réduire leur personnel. Les mineurs basothos licenciés ne sont pas tous rentrés au pays, mais il est vraisemblable que certains l’ont fait, ajoutant des bouches à nourrir par une terre déjà surexploitée, et poussant sans doute à une extension, impossible à quantifier, des cultures de cannabis. Une autre réponse possible, qui pourrait d’ailleurs être simultanée, serait d’ajouter de la valeur aux produits des exploitations agricoles. Cette tendance a été repérée par une de nos sources qui a déclaré que de plus en plus de producteurs de matekoane conditionnait celle-ci sous forme de cigarettes prêtes à fumer avant de la vendre aux trafiquants (cf. infra).

D’après Gill, la culture commerciale de cannabis aurait connu un fort développement au Lesotho à partir du milieu des années 1980. D’après les estimations de la LHDA, les ménages de la zone du barrage de Mohale tirent actuellement 39 % de leurs revenus annuels des activités agricoles. Près de 50 % de ces revenus annuels agricoles (autoconsommation comprise) proviennent de la vente du cannabis. Les systèmes de culture du cannabis ne diffèrent pas de ceux des autres plantes. L’agriculture pratiquée dans les montagnes du Lesotho est pluviale et non moderne, et exception faite de la matekoane, sa production est destinée principalement à l’autoconsommation. Les agriculteurs des montagnes ont très peu recours aux engrais (même naturels, comme le fumier pourtant abondant), pesticides et autres fongicides, tous produits à l’égard desquels ils se déclarent méfiants (seuls 8 % des agriculteurs interrogés par la LHDA déclarent y avoir recours).

Dans les montagnes, la production agricole en général, et celle du cannabis en particulier, répondent au modèle suivant : peu d’investissement, peu de risques, bas rendements. Ce modèle semble adapté aux terres pauvres des montagnes qui, même avec une utilisation plus intensive d’intrants, ne seraient pas en mesure de fournir des rendements justifiant les investissements nécessaires. C’est du moins le point de vue des agriculteurs locaux rapporté par la LHDA, qui n’est pas tout à fait d’accord avec eux.

Quoiqu’il en soit, le cannabis est un ingrédient indispensable à l’équilibre, précaire mais réel, des exploitations agricoles montagnardes. Les études de la LHDA, qui se basent pourtant sur des estimations de rendement basses, montrent que du fait de sa valeur extrêmement élevée, la matekoane fournit près de la moitié des revenus agricoles tout en occupant seulement 10 % des terres cultivées. La LHDA estime les bénéfices tirés d’un hectare de maïs à 209 malotis ; un hectare de blé à 354 malotis ; un hectare de pois à 493 malotis... et un hectare de marijuana à 4 739 malotis[3]. On peut ainsi penser que l’économie de la plupart des exploitations agricoles des montagnes du Lesotho est basée sur un «   bouquet » de produits dont la plupart sont cultivés pour l’autoconsommation, les besoins en liquide étant fournis principalement par la vente de marijuana.

Selon les informations recueillies sur le terrain, la totalité du cannabis produit au Lesotho provient de petites exploitations paysannes familiales situées dans les régions mentionnées ci-dessus. D’après diverses sources, le cannabis est le plus souvent cultivé en association avec le maïs, qui constitue la culture de base de la paysannerie basotho, ainsi que la base du régime alimentaire national. Du cannabis est néanmoins produit en culture pure, dans les zones les plus isolées, sur des surfaces d’un seul tenant qui peuvent aller jusqu’à 5 hectares, d’après certains cultivateurs-OGD. Lorsqu’il est produit en culture pure, la taille des champs de cannabis des cultivateurs-OGD n’est jamais inférieure à trois hectares, ce qui est en moyenne la taille de leur champs de maïs. Signalons que d’autres sources, généralement bien informées sur la réalité rurale du pays, nous ont pourtant affirmé que les plantations pures ne dépassaient que très exceptionnellement un hectare. Il est possible que les cultivateurs-OGD aient volontairement exagéré la taille de leurs champs de cannabis dans l’espoir (erroné) d’obtenir une indemnisation plus importante de la part de la LHDA. D’après les études de la LHDA, la vaste majorité des agriculteurs montagnards travaillent leurs terres en faire-valoir direct. Il existe des pratiques de métayage et de fermage, mais elles sont marginales. On peut en déduire que la production de cannabis est principalement le fait de petits agriculteurs propriétaires.

Les producteurs plantent le cannabis entre mi-aoòt et début octobre, c’est à dire durant le printemps austral. La récolte se fait à la fin de l’été, entre février et avril. Le gros de la récolte est vendu pendant l’hiver, en général au mois de juillet. Toutefois, les prix offerts par les trafiquants pendant l’hiver sont bas (M200/M300 le sac) du fait de l’abondance de l’offre. Des prix bien meilleurs sont obtenus en janvier (M500/M600), car la quasi-totalité de la production de l’année précédente est épuisée, et en novembre (M400/M500), alors que la récolte précédente est pratiquement épuisée. Ainsi, afin de tirer un meilleur parti de leur récolte, les producteurs qui le peuvent en stockent une partie afin de la vendre au meilleur prix pendant les mois où l’offre est réduite. Le cannabis constitue donc une forme d’épargne pour les producteurs basothos.

Le cannabis est semé avec des graines obtenues de la récolte précédente ou achetées à un voisin. En culture pure comme en culture associée, la matekoane est semée directement sur le champ où elle parviendra à maturité (pas de pépinière ni de transplantation comme cela se pratique souvent en Afrique de l’Ouest). L’entretien des plantations consiste au désherbage des parcelles et, très rarement, à l’application de fumier et à l’irrigation. Ce sont en général les femmes qui sont chargées de ces tâches, mais il existe de nombreux cas où tous les membres de la famille sont impliqués dans l’ensemble des travaux requis. Cela est toujours le cas pour la récolte, où hommes, femmes et enfants travaillent de concert. La récolte, comme le conditionnement, peuvent donner lieu à l’organisation de travaux collectifs («  work parties ») incluant la participation de voisins et de travailleurs salariés. Il semble toutefois que cette pratique constitue plutôt l’exception que la règle.

La première récolte, vraisemblablement effectuée en janvier, est celle de la «  majaja ». D’après les descriptions données par les cultivateurs-OGD, la majaja provient des mêmes graines que «  la véritable matekoane » (« the real matekoane ») et elle est constituée des plants «  qui ne contiennent ni graines ni fleurs » (les mâles). La récolte de majaja constitue donc un éclaircissement des parcelles qui ne laisse debout que les plants femelles. Cet éclaircissement, qui est considéré dans d’autres pays (le Maroc, par exemple) comme une tâche visant à l’amélioration du produit final (les plants éclaircis sont détruits), répond au Lesotho à un objectif commercial : la vente d’un produit à part entière. Nous n’avons pu recueillir que peu d’informations sur la majaja, que les cultivateurs différencient de la véritable matekoane en terme de travail (on ne garde que les feuilles de majaja) et de revenus (elle rapporte moins). Les feuilles mâles sont séparées des tiges et vendues en sac. Il est probable que c’est cette majaja sesotho qui est commercialisée en Afrique du Sud sous le nom de « maajut », une marijuana de piètre qualité essentiellement utilisée pour fumer le Mandrax sous forme de « white pipe ».

La récolte principale, celle de « la véritable matekoane » qui contient fleurs et graines, se fait à partir de février et peut s’étendre, selon le climat et les régions, jusqu’à avril. Les plants coupés sont transportés jusque dans les fermes où, en règle générale, on les laisse sécher à l’extérieur, à même le sol. On sépare ensuite les fleurs des tiges. Les fleurs, ainsi probablement qu’une certaine quantité de feuilles, sont ensuite enfouies dans des sacs contenant normalement 50 kilogrammes de maïs qui constituent l’unité de mesure pour la vente bord-champs.

Une source basotho, dont le travail implique de fréquents contacts avec les communautés montagnardes, nous a déclaré que, depuis quelques années, les agriculteurs de la vallée de la rivière Qabane (extrême-est du district de Mohale’s Hoek) étaient de plus en plus nombreux à rouler la matekoane sous forme de cigarettes avant de la vendre aux acheteurs, ce qui leur permet, en ajoutant de la valeur à leur produit, d’obtenir un meilleur prix. D’après cet informateur, cette tâche est réservée aux femmes et n’implique pas de machines. Si elle s’étendait à d’autres régions du pays, cette nouveauté (que ne rapportent ni les études de la LHDA ni les cultivateurs-OGD), constituerait une indication supplémentaire de la dépénalisation de fait, par ailleurs évidente, dont bénéficie la production et, dans une moindre mesure, la commercialisation du cannabis au Lesotho.

Mais surtout, elle pourrait constituer un indice fort d’une spécialisation croissante de certains secteurs ruraux dans le cannabis avec, en parallèle, une monétisation de plus en plus importante de leur économie. En effet, il faut sans doute beaucoup de temps pour conditionner sous forme de cigarettes ne serait-ce qu’une partie de la récolte de marijuana d’une exploitation. Un temps qui ne serait plus disponible pour d’autres tâches généralement confiées aux femmes, par exemple la production alimentaire, notamment les légumes. On pourrait alors émettre l’hypothèse que si ces tâches sont délaissées au profit du conditionnement de la marijuana en cigarettes, cela amènerait les ménages ruraux à dépendre des circuits commerciaux, plutôt que leur propre travail, pour leur alimentation.

D’après les cultivateurs-OGD, qui vivent dans une région relativement éloignée des frontières, la récolte est le plus souvent évacuée hors de la zone de production par les trafiquants eux-mêmes au moyen de véhicules à moteur, généralement des 4X4 (appelés «  bakkies » au Lesotho et en Afrique du Sud). La production d’une zone donnée est d’abord rassemblée en un point accessible aux véhicules à moteur, et ce aux frais des acheteurs. D’après les cultivateurs-OGD, ces acheteurs, qui sont parfois basotho mais le plus souvent zoulou et xhosa, deux ethnies sud-africaines, paient les montagnards (le plus souvent des femmes) pour acheminer la récolte de matekoane jusqu’au lieu de rassemblement. Il arrive également que les acheteurs louent les ânes des cultivateurs pour évacuer la production vers des points de rassemblement plus éloignés. Dans d’autres régions du Lesotho, par exemple dans les districts de Mokhotlong, Thaba-Tseka et Qacha’s Neck (est et sud du pays), qui sont proches de la frontière avec le KwaZulu-Natal sud-africain, des caravanes d’ânes ou de porteurs transportent la marijuana au-delà de la frontière, vraisemblablement dans des villages zoulous d’où elle est ensuite évacuée vers Durban, généralement par les lignes de taxis collectifs qui relient cette ville à sa province.

Notons que l’embauche temporaire des agriculteurs en tant que porteurs, et la location de leurs ânes, sont des arrangements qui leur sont favorables. En effet, l’évacuation de la récolte de matekoane constitue pour eux une source de revenu distincte – et donc supplémentaire – de celle de la simple production. Il n’a pas été possible d’obtenir de précision quant à l’importance, même approximative, des revenus ainsi générés.

Le trafic et ses effets

La situation politique tendue prévalant au Lesotho a rendu l’enquête de l’OGD dans ce pays, au cours de l’hiver austral de 1997, assez difficile en ce qui concerne l’identification des réseaux du trafic. Personne ne veut se risquer ne serait-ce qu’à évoquer la possibilité que des personnalités locales puissent être impliquées, de près ou de loin, dans un quelconque trafic. Il serait cependant très étonnant, au moins en ce qui concerne le trafic de cannabis (dont le commerce ne fait pas l’objet d’une forte condamnation sociale ni pénale), que les trafiquants ne disposent pas de protections administratives (ou militaires), voire politiques. Des sources non-basothos nous ont d’ailleurs déclaré que certains politiciens considéraient, plus ou moins ouvertement, les revenus générés par le cannabis comme une aide cachée à la balance extérieure du pays. Un fonctionnaire basotho, mis en face des contradictions de son discours, a fini par avouer qu’étant donnée la situation politique, «  les fonctionnaires n’osent pas agir car ils ne peuvent pas prévoir les conséquences qu’auront leurs actes ». En septembre 1998, une insurrection au Lesotho, suivie d’une intervention militaire de l’Afrique du Sud et du Botswana, se sont soldées par la destruction de la capitale. Les capacités des forces de l’ordre basothos en ont été grandement affaiblies, et l’indépendance du pays a été mise entre parenthèses.

Comme le font souvent leurs homologues des autres pays d’Afrique australe, les fonctionnaires basothos ont tendance à rejeter toute la responsabilité du trafic sur «  les étrangers », boucs-émissaires commodes parce que politiquement neutres. Les Basothos sont même très réticents lorsqu’il s’agit de donner des informations précises sur leurs compatriotes arrêtés au Lesotho dans des affaires de drogues. En revanche, les Sud-Africains sont accusés de fomenter la production de cannabis dans les montagnes alors que les Nigérians sont blâmés pour le développement (encore marginal) de la consommation de cocaïne, voire des drogues de synthèse comme le LSD et l’ecstasy (où leur implication est néanmoins fort peu probable). La communauté indo-pakistanaise, quant à elle, est soupçonnée de trafic à grande échelle de Mandrax, bien qu’aucune affaire (en tout cas aucune affaire rendue publique) ne soit jamais venue confirmer ces soupçons. Certaines de ces accusations ne sont pas infondées, mais elles contribuent à occulter les responsabilités locales, notamment la corruption, la démobilisation et la désorganisation de l’appareil antidrogues, ainsi que les protections, et les complicités, sans lesquelles certaines opérations seraient impossibles.

L’ensemble du cannabis produit au Lesotho est exporté vers l’Afrique du Sud, au moins dans un premier temps étant donné l’enclavement du Lesotho. Il existe deux routes principales d’exportation. L’une, à l’ouest et au nord en direction de Bloemfontein et Ficksburg, puis vers Johannesburg. C’est par cette route qu’est exportée la matekoane, principalement semble-t-il de deuxième et troisième choix, produite dans l’ouest et le centre du Lesotho. L’exportation se fait dans ce cas le plus souvent par véhicules à moteur (voitures et camions). Il est vraisemblable qu’une partie au moins de la marijuana soit regroupée dans les centres urbains de Maseru et Mafeteng avant d’être transportée de l’autre côté de la frontière. Il est ainsi probable qu’il existe, dans ces villes, des lieux de stockage relativement importants.

L’autre route mène à Durban et y transporte surtout la marijuana de premier choix cultivée dans les districts orientaux de Mokhotlong, Thaba-Tseka et Qacha’s Neck (cf. supra). D’après nos informations, cette matekoane de grande qualité commercialisée en Afrique du Sud sous l’appellation de Durban Poison, est exportée vers des villages du KwaZulu-Natal, souvent au moyen de caravanes d’ânes et de porteurs. Il est toutefois vraisemblable que des véhicules tous terrains sont également utilisés. Une fois en Afrique du Sud, l’herbe basotho est acheminée, au moyen de taxis collectifs (de nombreuses entreprises de taxis collectifs des townships de Johannesburg, Durban et Cape Town appartiennent aux trafiquants de dagga, du nom qu’on donne à la marijuana en Afrique du Sud), vers les townships de Durban. Là, elle sera reconditionnée et vendue sur le marché national, où encore exportée vers l’Europe (Pays-Bas et Royaume-Uni, principalement), voire l’Amérique du Nord, souvent mélangée à de la marijuana produite au KwaZulu-Natal.

D’après les informations dont nous disposons, ces deux routes sont utilisées principalement par des réseaux de trafiquants noirs sud-africains (zoulous et xhosas) qui alimentent les marchés des grandes villes de leur pays. Mais il existe, parallèlement, un trafic d’herbe de cannabis destiné à alimenter les Basothos qui travaillent dans les mines en Afrique du Sud. On sait que la plupart des mineurs travaillant en Afrique du Sud font un usage utilitariste de la marijuana, et parfois du Mandrax, pour se donner du cœur à l’ouvrage avant de commencer le travail et pour se relaxer (chill out) après. La police sud-africaine a fait des descentes dans des hostels (foyers) abritant des mineurs basothos et y a trouvé des sacs d’herbe. D’après des policiers sud-africains et basothos, la marijuana produite au Lesotho est appréciée partout en Afrique du Sud.

Signalons qu’étant donné l’enclavement des zones montagneuses du centre et de l’est du pays, le meilleur moyen d’y accéder reste l’avion. Il existe ainsi une trentaine de petits aérodromes disséminés sur tout le territoire. Même si la plupart des sources interrogées au Lesotho, dont la police, semblent convaincus du contraire, il est vraisemblable que certains de ces aérodromes soient régulièrement utilisés pour transporter des quantités moyennes de marijuana vers Maseru ou d’autres centres urbains. Même si aucune information concrète à ce sujet n’a été mise à jour, il ne serait pas étonnant que de petits avions exportent directement la marijuana jusqu’en Afrique du Sud.

Il semble qu’il existe des relations complémentaires entre le trafic de cannabis et d’autres activités illicites au Lesotho :

La première d’entre elles concerne les voitures volées, comme partout ailleurs en Afrique australe. Des voitures volées en Afrique du Sud et au-delà sont vendues très bon marché au Lesotho. D’autres sont volées dans ce dernier pays pour être vendues à l’extérieur, en particulier en Afrique du Sud et en Zambie. Depuis le début de la construction du barrage de Mohale, les familles d’expatriés sud-africains qui y travaillent ont été souvent victimes de vols de voiture dans les zones de montagnes de l’intérieur, et y ont parfois laissé la vie. Depuis, presque tous les Sud-Africains travaillant au Lesotho sont armés et les vols de voitures sont la priorité de la High Commission sud-africaine à Maseru. De nombreux membres de la communauté chinoise sont également armés. Les Chinois, réputés être des patrons très durs, sont détestés par la population basotho et certains ont été victimes d’agressions violentes et de vols de voiture (des émeutes contre la communauté chinoise ont eu lieu en janvier 1998).

Le deuxième trafic est le vol de bétail (vaches, moutons, chèvres volés au Lesotho et vendus en Afrique du Sud, et vice-versa). Le cheptel est un signe de richesse chez les Basothos (dont nombre vivent aussi de l’autre côté de la frontière), il y a donc à la fois des vaches partout et l’envie généralisée d’en posséder toujours plus. Les paysans s’arment pour se protéger des voleurs. De plus, même si le trafic d’herbe n’est généralement pas violent, les policiers affirment que certains producteurs sont armés pour se défendre de la police. Des randonneurs sud-africains ont d’ailleurs été agressés, au printemps austral 1997, par des passeurs de marijuana dans un parc naturel frontalier du nord du pays.

On peut en déduire que le trafic du cannabis est en partie démonétisé et qu’il est lié, au moins indirectement, à la prolifération des armes légères au Lesotho (comme dans le reste de l’Afrique australe).

Le "blanchiment" des revenus du cannabis

La production et le trafic de matekoane constituent les activités économiques sans doute les plus rémunératrices et les plus répandues du Lesotho rural. Les producteurs utilisent les revenus de la marijuana pour leurs dépenses quotidiennes, notamment pour envoyer les enfants à l’école car l’enseignement post-primaire coòte cher au Lesotho. Il est difficile, dans leur cas, de parler de blanchiment tant les revenus de la production de matekoane sont intégrés dans l’économie des exploitations paysannes des montagnes. De plus, les trafiquants sud-africains et basothos qui se rendent dans les montagnes achètent aux paysans directement. Les revenus générés par le cannabis dans les campagnes sont donc distribués et non concentrés dans les mains de quelques grossistes, comme c’est le cas ailleurs, par exemple au Swaziland. Lorsqu’il y a concentration, celle-ci s’opère chez les trafiquants sud-africains, et sans doute, mais aucune information n’est disponible à ce sujet, chez des Basothos basés dans les zones urbanisées de l’ouest du pays.

Une forme inattendue de « blanchiment » va très certainement voir le jour avec l’indemnisation des terres inondées dans la zone du barrage de Mohale. D’après nos informations, la LHDA, organisme d’État travaillant sur un projet impliquant de nombreux investisseurs étrangers institutionnels, va prendre en compte les revenus générés par la matekoane dans ses calculs sur le manque à gagner occasionné par l’inondation des terres des paysans. Des acteurs institutionnels de haut niveau considèrent donc, à juste titre, que les productions illicites constituent une partie indispensable de la vie économique des zones rurales du pays.

NOTES

[1] Par exemple, Kingdom of Lesotho, Lesotho Highlands Development Authority : Baseline Epidemiology and Medical Services Survey, Phase 1B, Knowledge, Attitudes and Behaviour – Mental Health and Substance Abuse, Final Report, Task 2, Maseru, 1996.

[2] Stephen J. Gill : A Short History of Lesotho, Morija Museum & Archives, Morija, Lesotho, 1993.

[3] 1 maloti = 1 rand sud-africain = 1,33 franc français au moment de l’enquête en juillet 1997.

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