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Communauté des sciences sociales et politique antidrogue aux États-Unis

Version revue et augmentée, juillet 2001

 

Laurent Laniel

Cahiers d'études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI), dossier "Drogue et Politique" (coord. P-A Chouvy & G. Aureano), N° 32, 2001.

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Introduction[1]

Les relations entre le phénomène de la drogue et la politique à l’époque contemporaine ont été étudiées à partir de points de vue aussi nombreux que variés. Toutefois, il existe très peu d’études traitant du point de vue des sciences sociales sur les politiques publiques de la plus grande puissance mondiale en matière de drogues illégales. Le présent travail se propose de commencer à remplir ce vide en proposant un bref panorama des relations entre la recherche en sciences sociales et les politiques dites de « contrôle des drogues » (drug control) des États-Unis d’Amérique.

Les États-Unis, qui ont inspiré, dès le début du XXe siècle, le régime de contrôle des drogues actuellement en vigueur au niveau international (ONU) et dans un très grand nombre de pays, sont encore son principal soutien en ce début du XXIe siècle. Les États-Unis sont à la fois le plus grand producteur de recherche en sciences sociales sur la drogue et la seule « superpuissance antidrogue » de la planète. Toutefois, ce double leadership ne résulte pas d’une relation symbiotique entre les deux champs des sciences sociales et de la politique, bien au contraire. On note, en effet, une profonde insatisfaction de la recherche avec les politiques mises en ìuvre, accompagnée d’un désintérêt des politiciens pour les résultats de la recherche.

Alors que les décideurs se basent sur des notions relevant de la « sagesse conventionnelle » (conventional wisdom), telle que définie par Galbraith, soit « la structure des idées basée sur l’acceptabilité », les chercheurs ont été amenés à considérer les politiques gouvernementales et les dynamiques qu’elles engendrent ou dont elles sont les produits comme un aspect central du « problème de la drogue » dans leur pays. Ainsi, les livres et les articles traitant de la politique sont bien plus nombreux aux États-Unis que les études des mécanismes de fonctionnement du trafic de drogues illégales.

Pour illustrer cette tension entre recherche et politique, nous allons nous intéresser brièvement à l’un des aspects des politiques antidrogue les plus critiqués par les sciences sociales américaines actuelles : le lien problématique entre drogues et criminalité qui sous-tend les politiques contemporaines.

Notons au passage que nous ne nous intéresserons ici qu’à certains aspects des politiques intérieures, non seulement parce que nous manquons de place pour aborder la politique étrangère, la « narco-diplomacy » comme on l’appelle aux États-Unis, mais aussi parce que cette dernière nous semble être une adaptation au contexte étranger des conceptions mises en ìuvre dans le cadre interne. D’après nous, les différences entre politique intérieure et politique étrangère américaine de contrôle des drogues, si tant est qu’on puisse démontrer qu’elles existent, sont d’ordre circonstanciel et non essentiel[2].

I. Double leadership : quelques éléments d’interprétation

Depuis plus de cent ans, les « narcotics », comme les Américains aiment à se référer aux substances illégales, même lorsque celles-ci ne provoquent pas d’assoupissement, ont fait l’objet de politiques publiques et attiré l’attention des chercheurs. Ainsi, les États-Unis sont sans doute aujourd’hui le plus grand producteur de sciences sociales sur les drogues illégales dans le monde. Ce leadership s’explique par des facteurs « physiques » : les États-Unis sont l’un des plus grands pays du monde, ils possèdent de nombreuses universités et un grand nombre de centres de recherche gouvernementaux et indépendants, ainsi que diverses fondations privées. De plus, comme les drogues constituent une préoccupation de politique intérieure et étrangère de premier plan, et un sujet de débat idéologique et politique, les financements de recherche ont été comparativement plus généreux que dans d’autres pays, même si nombre des chercheurs interrogés ont déclaré qu’ils n’étaient pas faciles à obtenir.

D’autres facteurs, expliquant à la fois l’abondance de la recherche et sa forte concentration sur les politiques publiques, résultent des particularités de la démocratie américaine. En effet, bien que diverses zones d’ombre persistent du fait de la « sécurité nationale » (le secret défense des Américains) et de la raison d’État, la politique se prête plus facilement à la recherche parce qu’elle est publique et qu’elle génère beaucoup de documentation officielle sur laquelle des études peuvent s’appuyer. Le droit d’accès aux documents officiels est pris bien plus au sérieux aux États-Unis que dans la plupart des autres pays. La responsabilité envers les citoyens (public accountability) est un aspect central de la démocratie américaine, et les citoyens, c’est à dire les contribuables qui financent le gouvernement, ont le droit de savoir ce que qu’on fait de leur argent. La Loi sur la liberté de l’information (Freedom of Information Act, FOIA) constitue un garde-fou contre la confidentialité excessive des actions gouvernementales. Aussi le gouvernement produit-il de nombreux documents expliquant et justifiant ses actions, et il prend soin de les rendre facilement accessibles au public. Par exemple, une très grande quantité de documentation américaine officielle est disponible sur Internet. L’argent est également une des raisons essentielles de la concentration des chercheurs sur la politique. En effet, le gouvernement fédéral consacre plus de 10 milliards de dollars par an au contrôle des drogues depuis de longues années, et une somme au moins équivalente est dépensée par les autres niveaux de gouvernements : les États, les comtés et les municipalités. Actuellement, pas moins de 52 agences fédérales participent à l’effort fédéral de contrôle, et chacune d’entre elles doit justifier son budget. Le partage du « fromage » que constitue le budget antidrogue, c’est à dire l’affectation annuelle des fonds par le Congrès, donne lieu à un débat public et bureaucratique où des arguments sont produits afin de soutenir les demandes de financement. Les arguments avancés par l’énorme bureaucratie antidrogue américaine afin d’obtenir des fonds, cette mécanique bureaucratique elle-même et son impact à la fois sur les politiques suivies et sur leur mise en pratique, ont donné lieu à de nombreuses recherches. Ceci s’insère dans une tradition qui remonte aux origines mêmes des États-Unis. Les pères de la Constitution américaine avaient pour principal souci de se prémunir contre l’avènement d’une forme oppressive (de type européen) de gouvernement. La Constitution cherche ainsi à garantir la liberté individuelle (Liberty) par l’établissement de contrôles et d’équilibres entre les pouvoirs (checks and balances) ainsi que leur séparation. En outre, les écrits du philosophe britannique John Stuart Mill exercent une grande influence sur la pensée américaine. Mill se méfiait de la bureaucratie, dont il pensait qu’elle tendait à mettre ses activités officielles – de service public – au service exclusif de sa propre reproduction[3].

La suspicion envers les activités du gouvernement et de la bureaucratie en général nous semble aussi répandue au sein de la communauté des sciences sociales américaines que dans la société en général, et les Américains ressentent le besoin de les maintenir sous contrôle. D’une certaine façon, sous prétexte d’une quête de rationalité, la recherche concernant la politique antidrogue constitue probablement l’une des meilleures illustrations actuelles de cette suspicion.

II. Le problème carcéral

A. Ampleur du problème

L’intérêt critique que les chercheurs portent aux politiques antidrogue actuelles est en grande partie motivé par la croissance extraordinaire de la population carcérale américaine. Dans une large mesure, cette croissance est due aux lois antidrogue fédérales adoptées depuis le milieu des années 1980 à l’initiative des administrations Reagan (1986) Bush (1988) et Clinton (1994) et à des lois d’État similaires dont l’origine remonte à 1973 avec l’adoption des Rockefeller Drug Laws dans l’État de New York.

D’après la National Drug Control Strategy de l’Office of National Drug Control Policy, (ONDCP), le bureau du « Tsar antidrogue », les prisons américaines détenaient 1 725 842 personnes en juin 1997 ; ce chiffre est d’environ 2 millions à la mi-mai 2001[4]. En 1991, selon le chercheur Marc Mauer, les États-Unis possédaient le plus fort taux d’incarcération au monde, surpassant la Russie et l’Afrique du Sud. Depuis, la Russie est passée première et les États-Unis deuxièmes, comme le montre le tableau suivant[5] :

Tableau 1. Population carcérale et taux de personnes emprisonnées pour 100 000 habitants dans quelques pays, 1992/1993

Pays

Nombre total de prisonniers

Taux de prisonniers pour 100 000 habitants

Fédération de Russie

829 000

558

États-Unis

1 339 695

519

Afrique du Sud

114 047

368

Singapour

6 420

229

Canada

30 659

116

Angleterre et Pays de Galles

53 518

93

Espagne

35 246

90

Brésil

124 000

84

France

51 457

84

Japon

45 183

36

Inde

196 221

23

Source : Mauer, Marc, Americans Behind Bars: A Comparison of International Rates of Incarceration, Washington, The Sentencing Project, 1994, Table 1., p. 2.

Entre 1985 et 1995, les infractions aux lois antidrogue ont fourni 75% de la croissance de la population carcérale fédérale. Au niveau national, environ 25% des prisonniers sont détenus pour infractions aux lois antidrogue (voir Graphique 2, infra), mais 60% des détenus fédéraux sont incarcérés pour une infraction à ces mêmes lois. Parallèlement, « le nombre des personnes détenues dans les prisons d'État du fait de violations aux lois sur les drogues a augmenté de 487% [entre 1985 et 1995]. »[6] Ce sont les prisons des États qui, collectivement, accueillent le plus de prisonniers.

Graphique 2 : Distribution de la population carcérale des États par infraction la plus grave, 1980 et 1996

Source : Bureau of Justice Statistics: Correctional Populations in the United States, 1996, Washington, 1997, Table 1.13.

Même s’il souligne qu’« alors que la criminalité en général continue de diminuer, les arrestations pour violation des lois fédérales sur la drogue atteignent une ampleur inégalée », le gouvernement mentionne les prodigieuses statistiques carcérales américaines au titre des « conséquences en termes de criminalité » du « problème de la drogue en Amérique » et affirme que « de nombreux crimes sont commis sous l’influence de la drogue ou pourraient avoir pour motif le besoin de trouver de l’argent pour acheter des drogues » (infra).

Depuis 1980, les États-Unis ont construit plus de prisons et incarcéré plus de gens qu’à n’importe quelle autre époque de leur histoire. Malgré ces investissements massifs au niveau fédéral et à celui des États – qui ont donné naissance, d’après certains journalistes et chercheurs, à un « complexe carcéro-industriel » ou à un « goulag occidental »[7] – le système pénal américain est engorgé. Les conditions de détention sont souvent médiocres et ont donné lieu à des abus des droits de l’homme dénoncés à maintes reprises par des ONG comme Amnesty International et Human Rights Watch[8].

Cette croissance et ces problèmes résultent dans une large mesure de lois de détermination de la peine (sentencing laws) adoptées durant les 25 dernières années, notamment les lois dites de « peines minimales obligatoires » (mandatory minimum laws) aujourd’hui en vigueur au niveau fédéral et dans tous les États. Ces lois imposent que certaines infractions, en particulier les infractions-drogues, soient punies de peines de prison (au détriment d’autres formes de sanction), et la plupart stipulent un nombre minimum d’années d’emprisonnement. Dans de nombreux États, et notamment dans celui de New York qui, en 1973, a été le premier à mettre en place ce type de lois pour punir des infractions-drogues, le minimum obligatoire pour des infractions-drogues, toutes classifiées comme non-violentes, est équivalent, et parfois supérieur, à celui de crimes violents comme le meurtre et le viol. Ces lois enlèvent aux juges tout pouvoir discrétionnaire et les obligent à imposer le minimum requis par la loi sans tenir compte d’éventuelles circonstances atténuantes. Un juge fédéral a déclaré à propos de ces lois : « il est difficile de croire que la possession d’une once de cocaïne ou qu’une vente de rue à 20 dollars est une infraction plus dangereuse ou plus grave que le viol d’un enfant de 10 ans, l’incendie volontaire d’un immeuble occupé ou l’assassinat d’un autre être humain résultant de la volonté de lui causer des blessures graves. »[9] Ainsi, actuellement, à New York, tout adulte condamné pour la possession de 4 onces de cocaïne (113 grammes) ou la vente de 2 onces doit être soumis à une peine minimum de 15 ans de prison et risque la perpétuité (15 years to life).

Dans la plupart des États, l’objectif officiel de l’emprisonnement n’est plus de réhabiliter le condamné mais de le punir, d’où l’appellation, qui ne doit rien au second degré ou à la métaphore, de « lois punitives » (punitive laws) pour décrire ce type de législation.

Certaines de ces lois ont été critiquées par les organisations de défense des droits de l’homme car elles violent diverses conventions internationales, dont celle contre la torture, car elles sont considérées comme « cruelles et inusuelles ». Les chercheurs les ont critiquées comme coûteuses et inefficaces pour lutter contre la drogue, dans la mesure où elles n’ont permis que l’emprisonnement de petits dealers... qui sont immédiatement remplacés dans la rue. Ainsi, une étude de la Rand Corporation a conclu : « le rapport existant entre le coût des peines minimales et leur efficacité à réduire la consommation de cocaïne, les dépenses occasionnées par la cocaïne et la criminalité liée à la drogue ne permet pas d’en justifier l’existence »[10]. Pour prendre un autre exemple significatif, John Dilulio, un criminologue conservateur qui se définit lui-même comme « l’un des rares universitaires favorables à l’emprisonnement », a écrit dans la National Review, un magazine politique conservateur : « les peines minimales obligatoires n’entraînent pas de véritable éradication du trafic de drogues et elles ne permettent qu’épisodiquement aux auteurs de seules infractions-drogues [drug-only offenders] de bénéficier de traitement lors de leur incarcération ; donc, l’imposition de peines de prisons – obligatoires ou non – à ce type de personnes est très difficilement justifiable en termes de contrôle de la criminalité. »[11] Une étude de Human Rights Watch sur l’impact des peines minimales obligatoires sur les auteurs d’infractions mineures aux lois antidrogue conclut que ces lois violent « la dignité inhérente aux personnes, le droit à ne pas être soumis à des punitions cruelles et dégradantes et le droit à la liberté ». Le rapport de 1997 ajoute que « de telles peines contreviennent à la déclaration universelle des droits de l’homme, à la Convention internationale sur les droits civiques et politiques et à la Convention contre la torture et autres punitions et traitements cruels, inhumains ou dégradants »[12].

Un problème similaire est créé par les lois dites de « three strikes and you’re out », qui entraînent automatiquement une très longue peine d’emprisonnement (en général, un minimum de 25 ans, voire la perpétuité) à la troisième condamnation pour un délit grave (les infractions aux lois antidrogue sont considérées comme des délits graves, ou felonies). Utilisées dans le cadre de la « Guerre à la drogue », ces lois ont également grandement contribué à l’explosion de la population carcérale américaine, par exemple en Californie où une loi de « three strikes » particulièrement dure a été adoptée en mars 1994[13]. La Californie possède le système carcéral le plus peuplé des États-Unis et l’un des plus vastes au monde.

B. Disparité raciale

Un autre phénomène lié à l’explosion de la population carcérale est ce que Troy Duster appelle « l’assombrissement des prisons américaines »[14], c’est à dire le fait que les Hispaniques et surtout les Noirs américains sont beaucoup plus incarcérés que les Blancs. En 1993, le taux d’incarcération des Noirs (1 471 pour 100 000) était sept fois supérieur à celui des Blancs (207 pour 100 000). En 1994, les Noirs américains ne représentaient que 12% de la population des États-Unis mais fournissaient 44% des détenus des prisons fédérales et des États ; les Hispaniques (10% de la population) fournissaient 18% de ces prisonniers ; les Blancs (74% de la population) constituaient 39% de cette population carcérale[15]. Comme le suggère le Graphique 3 (infra), la tendance à « l’assombrissement » s’est poursuivie après 1994. En fait, les Noirs de toutes les origines fournissent plus de la moitié des personnes emprisonnées aux États-Unis. L’incarcération massive des Noirs, due dans en grande partie aux lois antidrogue, tend à réduire leur poids électoral, notamment dans les grands États du sud, comme le Texas et la Floride[16].

Enfin, notons que, depuis quelques années, la population carcérale féminine augmente plus vite que la moyenne et que c’est le taux d’incarcération des femmes noires qui augmente le plus rapidement[17].

Cette sur-représentation des Noirs dans la population américaine est attribuable, dans une certaine mesure, aux effets discriminatoires des lourdes peines imposées aux personnes condamnées au niveau fédéral pour association avec le crack (crack cocaine). Pour le système juridique américain, le crack et le chlorhydrate de cocaïne, ou cocaïne en poudre (powder cocaine), sont « deux formes de la même drogue » car, dans les deux cas, c’est le même alcaloïde qui est l’ingrédient actif. Mais le crack est considéré comme une drogue extrêmement dangereuse, aux effets individuels et sociaux plus dévastateurs que la poudre, et, de ce fait, les lois antidrogues fédérales de 1986 et de 1988 (Anti-Drug Abuse Acts) ont fixé des peines minimales obligatoires beaucoup plus lourdes pour le crack que pour la poudre. Ainsi, toute personne condamnée pour la possession de 5 grammes de crack ou plus doit purger une peine de 5 ans de prison. Dans le cas de la poudre, c’est la possession de 500 grammes ou plus qui entraîne une peine minimale obligatoire de 5 ans d’emprisonnement. De même, la possession de 50 grammes de crack entraîne une peine obligatoire de 10 ans au minimum, alors que c’est la possession de 5 kilogrammes de poudre qui entraîne obligatoirement une peine de 10 ans. Il existe donc une disparité de 1 à 100, à la défaveur des personnes impliquées dans le crack, entre les quantités entraînant des peines de même longueur. En d’autres termes, il faut être pris avec 100 fois plus de cocaïne en poudre que de crack pour se voir condamner à la même peine minimale obligatoire de 5 ou 10 ans d’emprisonnement.

En outre, à partir de 1988, la simple possession (sans intention de cession) de 5 grammes ou plus de crack par un(e) non-récidiviste (first-time offender) entraîne, toujours au niveau fédéral, une peine minimale obligatoire de 5 ans d’emprisonnement, alors que la simple possession par un(e) non-récidiviste d’une telle quantité de n’importe quelle autre drogue illégale (héroïne et cocaïne en poudre y comprises) est considérée comme un délit mineur (misdemeanor offense) puni d’un an de prison au maximum.

L’effet discriminatoire en défaveur des Noirs de cette disparité entre crack et poudre, maintes fois dénoncé aux États-Unis[18] et reconnu comme tel par la United States Federal Sentencing Commission (une agence, appartenant au Congrès qui a voté ces lois, chargée de faire des recommandations en matière de peines), est dû à trois facteurs principaux, dont les effets se conjuguent et se renforcent mutuellement. D’abord, la cocaïne en poudre est beaucoup plus consommée par les Blancs que par les Noirs. Ainsi, d’après les données collectées dans le cadre officiel du National Household Survey on Drug Abuse (NHSDA) effectué 1991, 75% des utilisateurs de poudre sont blancs et 15% sont noirs. En ce qui concerne le crack, la disparité est moindre : 52% des utilisateurs de crack sont blancs et 38% sont noirs, toujours d’après le NHSDA de 1991[19]. Les Noirs ont donc statistiquement beaucoup plus de chances que les Blancs d’être arrêtés, puis condamnés, pour possession de crack. D’autant que – et c’est la deuxième explication – la cocaïne en poudre est beaucoup plus chère que le crack. Le crack est habituellement vendu au détail en doses de 0,1 à 0,5 grammes coûtant entre 5 et 20 dollars ; en revanche, la poudre est généralement détaillée au gramme ou au demi-gramme au prix de 65 à 100 dollars le gramme. Or, les Noirs sont généralement plus pauvres que les Blancs et il est donc statistiquement moins probable qu’ils aient accès à la cocaïne en poudre qu’au crack. En 1998, d’après le Bureau du recensement du gouvernement fédéral, 26,1% des Noirs, mais seulement 8,2% des Blancs, étaient officiellement considérés pauvres aux États-Unis[20]. Enfin, les lois sur la cocaïne punissent beaucoup plus sévèrement les vendeurs de crack au détail (c’est à dire les petits dealers) que les grossistes ou les importateurs de cocaïne en poudre (les gros trafiquants), c’est à dire ceux qui fournissent la matière première servant à la fabrication du crack[21]. Et, aux États-Unis comme dans le reste du monde, on sait qu’il est beaucoup plus aisé pour la police d’arrêter, et pour la justice de condamner, les petits dealers que les gros trafiquants. Ainsi, les 5 grammes de crack entraînant une peine minimale obligatoire de 5 ans de prison ne représentent que 10 à 50 doses pouvant rapporter au détail de 225 à 750 dollars (de 1 650 à 5 450 francs français). En revanche, les 500 grammes de poudre entraînant la même peine minimale obligatoire de 5 ans de prison représentent 500 à 1 000 doses, soit de 32 500 à 50 000 dollars (de 237 250 à 365 000 francs français)[22].

Résultat : en 1993, 88,3% des personnes condamnées pour possession ou trafic de crack étaient noires et 4,1% blanches (pour la poudre : 39,3% noirs, 32% blancs). La Federal Sentencing Commission conclut donc que « les données concernant les peines imposées au niveau fédéral appellent inévitablement la conclusion que les Noirs représentent la plus grande proportion des personnes touchées par les peines associées au crack »[23].

NB : Du fait que la catégorie des « Hispaniques » contient des personnes de race noire (par exemple des Dominicains noirs), les Noirs de toutes origines constituent plus de 50% de la population carcérale.

III. Politiques punitives et recherches

A. Justification officielle des politiques punitives

Étant donné son rôle dans les politiques de contrôle actuelles et l’impact de la législation antidrogue dépeint dans les paragraphes précédents, les relations qu’entretiennent les drogues et la criminalité ont fait l’objet de nombreuses recherches. En effet, « l’ascendant des faucons », comme dit Peter Reuter[24], sur les politiques antidrogue depuis une quinzaine d’années a été grandement justifié et légitimé par le présupposé que les dealers et consommateurs de drogues sont des êtres méprisables qui infligent des dommages importants à la société et qui, donc, méritent d’être traités avec la plus grande sévérité. Pour simplifier, les politiques punitives, basées sur la théorie du choix rationnel, sont justifiées de la manière suivante : les drogues poussent leurs utilisateurs à priver violemment autrui du droit de jouir librement de la vie et de la propriété privée ; les individus font un choix personnel lorsqu’ils prennent des drogues et doivent donc être tenus pour personnellement responsables de ce choix et de ses conséquences pour autrui ; l’emprisonnement constitue une punition adéquate, surtout parce qu’il dissuade (c’est du moins ce qu’affirme la théorie punitive) les usagers potentiels de devenir des usagers effectifs. Ceux qui fournissent des drogues, et donc qui en poussent d’autres à commettre des crimes tout en réalisant des profits, méritent une punition encore plus sévère car ils sont les vecteurs du « fléau de la drogue » (drug scourge). Le passage suivant, extrait des attendus d’une décision de la Cour suprême fédérale de 1969, illustre cette perspective :

« Le trafic commercial des substances mortelles qui détruisent l’esprit et l’âme est sans l’ombre d’un doute l’un des plus grands maux de notre époque. Il mutile l’intellect, rabougrit le corps, paralyse le progrès de segments substantiels de notre société et transforme fréquemment les personnes de tous âges qui en deviennent les victimes en criminels irrécupérables et parfois violents et meurtriers. De telles conséquences appellent l’adoption des lois les plus rigoureuses pour supprimer le trafic et les efforts les plus énergiques pour faire appliquer ces lois rigoureuses. » [25]

Cette approche basée sur « la loi et l’ordre » a été entérinée par les deux grands partis représentés au Congrès depuis le milieu des années 1980, et c’est elle qui justifie que près de 70% du budget fédéral alloué à la lutte antidrogue, tant aux États-Unis qu’outre-mer (soit près de 18,5 milliards de dollars en 2000), soit affecté à la répression.

Graphique 4 : Budget fédéral antidrogue, répartition par fonctions, 1991 et 2000

Source : Bureau of Justice Statistics : Sourcebook of Criminal Justice Statistics Online, Table 1.0002

B. La recherche sur les liens entre drogues et criminalité

Il n’est pas possible de rendre compte ici de l’ampleur et de la diversité des recherches sur le lien entre drogues et criminalité effectuées aux États-Unis, ne serait-ce que durant les dix dernières années. Mais on peut tenter de l’illustrer en analysant un problème qui a beaucoup occupé les chercheurs : les effets des drogues sur le comportement criminel. On présume en général que les usagers de drogues commettent des crimes de façon récurrente et habituelle afin de financer leur consommation. La « sagesse conventionnelle » présuppose également que lorsque les gens sont sous l’influence de drogues, ils perdent leurs inhibitions et commettent des crimes, et en particulier des violences. Ces notions sont à l’origine des politiques actuelles qui rendent la consommation et le trafic de drogues – et non, par exemple, la pauvreté – responsables des forts taux de criminalité existant aux États-Unis. Il est fréquent que des élus et des hauts fonctionnaires fassent appel à ces notions lors de discours, notamment télévisés, destinés à susciter le soutien de l’opinion publique pour la « Guerre à la drogue »[26]. Un exemple fameux est le discours télévisé du président George Bush du 5 septembre 1989. Brandissant un sachet de crack, dont il affirma qu’il avait été « saisi dans un parc en face de la Maison Blanche », Bush déclara : « le crack est en train de transformer nos villes en champs de bataille et d’assassiner nos enfants », et annonça sa stratégie pour remporter « la victoire sur les drogues »[27].

Toutefois, une recherche menées par Goldstein et al. à New York, « la capitale du crack en Amérique », en 1988 alors que « l’épidémie du crack » recevait sa couverture médiatique la plus intense, a montré que les deux présupposés concernant l’effet des drogues sur le comportement constituent de vastes exagérations d’une réalité plus nuancée. D’après les travaux de Goldstein portant sur un échantillon de 414 homicides officiellement classifiés comme « liés à la drogue » par le Département de la police de New York (NYPD), les homicides définis par les chercheurs comme « psycho-pharmacologiques », c’est à dire dus aux effets de drogues sur l’organisme, ne représentaient que 7,5% de l’échantillon et la plupart avaient été causés par l’alcool, le crack ne pouvant être blâmé que dans 1,2% des cas ; les homicides « de compulsion économique » (causés par le besoin de financer une consommation) représentaient à peine 2% de l’échantillon ; la catégorie la plus nombreuse des homicides réellement liés aux drogues était celle de « système de marché illégal » (les homicides causés par « les exigences du travail ou des affaires au sein d’un marché illégal »), avec 39,1%. Mais le résultat le plus étonnant de l’étude de Goldstein est que 47,3% des homicides que le NYPD avait classifiés comme « liés aux drogues » n’avaient, en fait, aucun lien avec elles[28].

La recherche de Goldstein et al. a été financée par le National Institute of Justice (NIJ), que divers chercheurs américains ont décrit, lors du voyage d’études susmentionné, comme la plus importante source de financement de recherches sur les liens entre drogues et criminalité des États-Unis. Le NIJ gère ce qu’il qualifie lui-même (avec raison, autant que nous puissions en juger) de « plus grand programme de recherche sur les drogues et la criminalité du monde », le programme ADAM (Arrestee Drug Abuse Monitoring Program). ADAM est un immense effort national de collecte de données concernant l’usage de drogues par les personnes arrêtées par les forces de police de tous les comtés du pays[29].

Incidemment, pour illustrer l’influence des méthodes américaines sur le reste du monde, des organismes gouvernementaux d’Australie, d’Angleterre, d’Afrique du Sud, d’Écosse et du Chili ont lancé des programmes modelés sur ADAM et demandé l’assistance technique du NIJ. Ce dernier a mis sur pied une composante internationale, I-ADAM, afin de produire des études comparatives[30]. Notons également que tous ces pays, sauf le Chili, sont aussi ceux où se sont implantées des entreprises de prisons privées basées aux États-Unis[31].

ADAM montre que l’usage de drogues est bien plus répandu chez les personnes arrêtées qu’au sein de la population en général, ce qui établit une forte association entre drogues et criminalité, et semble fonder les autorités à traiter la drogue avant tout comme un problème de criminalité. En effet, si les personnes arrêtées font plus usage de la drogue que les autres, il semble logique de déduire que l’usage de drogues entraîne la commission de délits.

Mais est-ce vraiment le cas ? Même s’ils admettent bien volontiers que les données collectées par ADAM peuvent être utiles, certains chercheurs ont déclaré qu’ADAM illustre la partialité du gouvernement américain en matière de drogues et sa volonté d’associer drogues et criminalité pour des raisons qui n’ont rien de scientifiques. Nombre de chercheurs indépendants pensent que la relation de causalité entre drogues et criminalité n’est qu’une hypothèse qui n’a jamais été prouvée. Deux éminents juristes, Franklin Zimring et Gordon Hawkins, professeurs au Earl Warren Legal Institute de l’Université de Californie à Berkeley, affirment même, dans un ouvrage de référence, que cette hypothèse est fausse[32]. Ils soutiennent que « même s’il est indiscutable que drogues et criminalité se recouvrent et interagissent de diverses façons », le taux élevé d’usage de drogues relevé chez les personnes arrêtées peut s’expliquer par des traits de leur personnalité, comme une propension plus affirmée à la prise de risque et « une disposition à passer outre la condamnation morale », qui les conduisent à la fois à prendre des drogues et à commettre des crimes. D’après eux, drogue et criminalité sont des conséquences, simultanées mais indépendantes l’une de l’autre, d’autres variables : ce n’est pas l’usage de drogues qui conduit à la criminalité, mais plutôt d’autres facteurs qui conduisent la majorité de ceux qui commettent des crimes à prendre également des drogues. Les auteurs ajoutent que si la propension à la prise de risque et à se moquer des condamnations morales varient selon les individus, il en va de même pour leur environnement social, qui constitue lui-même une source d’explication aux taux de criminalité et d’usage de drogue élevés : « on peut s’attendre au même type de variations simultanées en ce qui concerne le contexte social. Les conditions de désorganisation sociale qui favorisent des taux élevés d’activités prédatrices sont aussi les moins résistantes à la propagation des drogues illicites. »[33]

On touche ici au point de désaccord sans doute le plus fondamental entre la communauté des chercheurs américains et leur gouvernement en matière de drogue : le contexte d’usage, un thème que nous allons analyser dans la section suivante.

IV. L’environnement socioculturel : concept central du débat américain

Le concept de « set and setting », c’est à dire de l’environnement socioculturel de l’usage de drogues, soit « les caractéristiques des conditions d’usage des drogues, les conditions sociales qui donnent forme à ces situations en ce qu’elles touchent l’usager, et les significations et motivations historiques et culturelles spécifiques utilisées pour interpréter les effets des drogues »[34] est un produit de la recherche américaine et constitue un aspect fondamental du débat sur le lien entre drogues et criminalité.

Ce concept a été élaboré par Norman Zinberg, professeur de Psychiatrie à la Harvard Medical School, dans son ouvrage de 1984, Drug, Set and Setting, aujourd’hui classique. Mais on peut le considérer comme le dernier produit en date d’une école des sciences sociales américaines inaugurée dans les années 1940 et 1950 par les sociologues Alfred Lindesmith et Howard Becker. Suite à l’analyse comparative de deux groupes d’héroïno-dépendants, l’un britannique et l’autre américain, Zinberg conclut que les différences entre les deux groupes étaient « attribuables à leurs contextes sociaux différents – c’est à dire aux attitudes sociales et légales distinctes dans les deux pays. »[35]

Après de longs entretiens avec des héroïno-dépendants dans les années 1940, Lindesmith argumenta que la dépendance à l’héroïne comportait un aspect cognitif : les consommateurs devaient d’abord ressentir des symptômes de manque, puis les reconnaître comme tels et décider d’y remédier en prenant de l’héroïne avant de devenir dépendants. Sans cette prise de conscience, le simple usage d’héroïne n’entraîne pas automatiquement de dépendance, concluait Lindesmith[36]. Becker, dans son célèbre chapitre « Comment on devient fumeur de marijuana », suivit les traces de Lindesmith en montrant que pour ressentir du plaisir à fumer de la marijuana, les novices devaient apprendre de fumeurs expérimentés comment fumer, comment reconnaître des effets initialement ambigus et enfin comment associer ces derniers au plaisir. Becker conclut que l’interaction entre les fumeurs est plus importante que l’interaction chimique du cannabis avec l’organisme pour expliquer les effets de la marijuana sur ses utilisateurs[37].

Ces concepts vont à l’encontre d’une des prémisses essentielles des politiques antidrogue américaines (et autres) : les drogues engendrent une dépendance par elles-mêmes, quel que soit le contexte de leur usage. D’où des accusations de « pharmacocentrisme » ou de « déterminisme pharmacologique » prononcées par de nombreux chercheurs à l’encontre de la position gouvernementale.

Bien qu’à l’origine le concept d’environnement socioculturel ait été appliqué à l’étude de la consommation de drogues, Zimring et Hawkins (supra) et d’autres chercheurs l’ont utilisé afin d’analyser des problèmes liés au trafic[38]. Là encore, il s’agit d’un désaccord fondamental entre chercheurs et législateurs américains. Sommairement, les chercheurs affirment que les drogues font office de boucs émissaires qu’il est commode, et électoralement rentable, de blâmer pour des problèmes qui ont, en fait, d’autres causes. Ces causes sont à rechercher dans l’environnement social et économique plus large des communautés où les activités de trafic ont une forte incidence. Les politiques actuelles sont erronées car elles font des drogues la cause des problèmes alors qu’elles n’en sont qu’une des conséquences.

Ceci est, en résumé, la thèse défendue par Richard Clayton dans son étude de la culture commerciale de la marijuana dans le Kentucky appalachien[39]. Clayton affirme que la culture de la marijuana est l’un des moyens auxquels les habitants des Appalaches ont recours afin de survivre à la pauvreté économique de leur région. Dans une autre étude, portant sur 28 « drug businesses », gérés en majorité par des Noirs et des Latinos, dans deux quartiers pauvres de Milwaukee dans le Wisconsin, John Hagedorn présente une argumentation similaire : « les pauvres de Milwaukee se sont adaptés à la perte de «bons emplois» en ouvrant des milliers de commerces, pour la plupart clandestins. Le commerce le plus rentable de ce secteur informel est, malheureusement celui de la drogue. »[40]

D’après les études de Clayton et de Hagedorn, la pauvreté et la marginalisation due aux différences ethniques ou culturelles expliquent l’implication dans le trafic de drogues des résidents des zones pauvres de l’Amérique rurale et urbaine.

Mais sans doute l’une des meilleures recherches à cet égard – et en tout cas celle qui a le plus été citée comme telle par les chercheurs que nous avons rencontrés aux États-Unis – est l’étude ethnographique réalisée par l’anthropologue Philippe Bourgois auprès d’un groupe « d’entrepreneurs du crack » portoricains d’East Harlem (Spanish Harlem), un quartier pauvre de Manhattan[41]. Son analyse des « relations complexes entre les processus idéologiques et la réalité matérielle et entre la culture et la classe » révèle que la pauvreté, le racisme et l’absence de travail constituent des facteurs explicatifs de premier ordre de la propagation de l’usage et du trafic de drogues dans les villes américaines. Mais rejetant les explications de type action-réaction comme celles que proposent Clayton et Hagedorn, Bourgois démonte les mécanismes qui poussent certains résidents de Spanish Harlem à donner un sens à leur vie en trafiquant du crack. L’anthropologue américain détruit l’image d’Épinal de la « sous-classe » peu ou pas socialisée, ignorante des valeurs de la société américaine, et de ce fait inemployable, en dépeignant les crack business(wo)men de Spanish Harlem comme de « farouches individualistes » qui « cherchent frénétiquement à réaliser le rêve américain » en travaillant d’arrache-pied dans « l’économie souterraine dynamique qui génère des millions de dollars ». Mais pour réussir cette quête du « respect » dans le commerce du crack, « un usage systématique de la violence à l’encontre de ses collègues, de ses voisins et, dans une certaine mesure, de soi-même est nécessaire ». La violence des entrepreneurs du crack n’est donc pas une marque de leur irrationalité mais une stratégie « judicieuse de relations publiques, de publicité [...] et d’investissement dans le «capital humain» de l’individu-entrepreneur ». Une réputation de brutalité est nécessaire au bon fonctionnement des affaires, car elle maintient à distance les concurrents et les voleurs tout en garantissant le respect des « contrats » passés avec les employés et les associés. La survie de l’entrepreneur est donc conditionnée à sa capacité d’inspirer la terreur, ce qui explique sans doute pourquoi les homicides de « système de marché illégal » étaient les plus nombreux dans l’étude de Goldstein et al. déjà mentionnée.

Bourgois a également élaboré un concept pour rendre compte, au moins partiellement, de l’incidence de l’abus de crack dans les ghettos américains à partir du milieu des années 1980 : « l’oppression conjuguée ». Celle-ci est définie comme : « une dynamique idéologique de discrimination ethnique entrant en interaction de manière explosive avec une dynamique économique d’exploitation de classe pour produire une expérience accablante d’oppression supérieure à la somme de ses parties. »[42] Tout compte fait, les habitants des quartiers pauvres vivent plongés dans une « culture de la terreur » à rapprocher de celle qui fut générée « comme un outil de domination » par la dictature en Argentine dans les années 1970. La culture de la terreur englobe même les habitants qui ne sont pas impliqués dans des activités illicites car elle « empoisonne les relations interpersonnelles [...] en légitimant la violence et en rendant la méfiance obligatoire. »[43] L’ironie tragique est que, contrairement à l’Amérique latine, la culture de la terreur des ghettos américains n’est pas imposée directement par une force répressive extérieure mais auto-infligée par la poursuite du rêve américain. Même si Bourgois dit qu’il s’agit aussi d’une « «culture de la résistance» [...] définie par son opposition à la société dominante [mainstream] blanche, raciste et économiquement exclusive », sa conclusion est profondément pessimiste : « le désespoir structurel, objectif, d’une population dépourvue d’une économie viable et confrontée aux barrières de la discrimination et de la marginalisation systématique est canalisée vers des pratiques d’autodestruction. »[44]

On est tenté de dire que ce que décrit Bourgois, c’est une classe « autorégulée » d’exclus sociaux nourris par l’économie illégale qui sont conduits à s’entretuer par leur propre culture, la terreur, et leur propre idéologie : le rêve américain. L’intérêt du travail de Bourgois est qu’il situe le problème de la drogue au cìur même du logiciel de la société américaine (un peu comme l’avait fait avant lui, mais sous un autre angle, David Musto dans un ouvrage devenu classique[45]) et non à l’extérieur de celle-ci, comme tendent à le faire croire les politiques et le discours officiels.

Conclusion[46]

Les États-Unis sont à la fois la seule « superpuissance antidrogue » et le plus grand producteur de recherches en sciences sociales sur les drogues. Toutefois ce double leadership ne résulte pas d’une relation symbiotique entre la recherche et les décideurs politiques. Au contraire, ce travail s’est efforcé de montrer que la politique américaine a été plutôt imperméable à l’influence de la recherche indépendante, et parfois même aux recherches financées par le gouvernement. En outre, une vaste proportion de la recherche américaine sur la drogue s’est concentrée sur la politique, qu’elle considère, globalement, comme un élément central du « problème de la drogue » des États-Unis.

On peut tirer au moins sept conclusions de cette brève présentation des relations conflictuelles qu’entretiennent les milieux politiques et la communauté des sciences sociales américains à propos des politiques antidrogue.

Premièrement, les politiques antidrogue criminalisantes et punitives sont « pharmaco-centristes » et basées sur des prémisses qui ont été invalidées par les chercheurs en sciences sociales. On peut donc les qualifier d’ « a-sociologiques », voire d’« anti-sociologiques » étant donné le dédain dont font preuve depuis longtemps les législateurs pour les résultats des recherches.

Deuxièmement, ces politiques ont fait l’objet, depuis les années 1980 au moins, d’une instrumentalisation de la part des pouvoirs, aussi bien fédéraux, des États que locaux, avec l’aide décisive des médias et notamment de la télévision. Le délit « drogue » est d’abord instrumentalisé comme facteur explicatif de maux sociaux qui, selon de nombreux chercheurs américains, déterminent en fait le recours à la consommation et au trafic de drogues illégales, d’où des accusations de « déterminisme pharmacologique ». On assiste donc à un processus d’inversion des causes et des conséquences au profit d’une légitimation démagogique (précisément de type scare-monger) du système politique et juridique, tous deux élus aux États-Unis.

Troisièmement, cette instrumentalisation s’opère principalement au détriment des pauvres et de certaines minorités ethniques, les Noirs et les Latinos. La mise en ìuvre, sinon la lettre[47], de ces politiques est très fortement teintée de racisme et de xénophobie. Leur impact disproportionné sur la communauté noire (et dans une moindre mesure, hispanique) contribue à perpétuer l’oppression et la stigmatisation dont celle-ci a été historiquement victime aux États-Unis.

Quatrièmement, et en relation directe avec ce qui précède, cette instrumentalisation vise l’extériorisation individualisante abusive (comme le montre Bourgois) du « phénomène drogue », dont sont rendus officiellement responsables des individus extérieurs à la « société dominante » (blanche et protestante), mais jamais le modèle de société ou certaines des structures de cette dernière.

Cinquièmement, les politiques antidrogue sont l’un des principaux moteurs de la croissance sans précédent, et de la légitimation, du système carcéral, qui s’érige en moyen privilégié de gestion publique (et, de plus en plus, privée, au nom de l’État[48]) de la pauvreté, mais au prix d’une notable détérioration de la situation des droits de l’homme dans le pays.

Sixièmement, cette gestion bureaucratique contient les gènes de sa propre pérennisation, sur le mode de Sisyphe ou de la self-fulfilling prophecy. En effet, elle ne vise pas à traiter les causes de la demande et de l’offre de drogues mais à incarcérer momentanément les manifestations individuelles de ces symptômes. Condamnant à de longues peines de prison en majorité des hommes jeunes, elles contribuent à socialiser ces derniers par et dans la violence (étant donné les mauvaises conditions de détention et le surpeuplement de nombreuses prisons), tronquant leur éducation et obérant leur chance d’insertion dans la société légale. De plus, elles ont permis la constitution d’un large secteur, au sein de l’administration publique et de l’entreprise privée, certes diversifié mais partageant un fort intérêt à la perpétuation de ce système.

Enfin, elles n’ont pas été en mesure d’atteindre leur objectif officiel : réduire de manière significative le trafic et la consommation de drogues aux États-Unis.



[1] La plupart des informations présentées dans cet article ont été obtenues lors d’un voyage d’étude d’un mois aux États-Unis en avril/mai 1999, dans le cadre du International Visitor Program du service culturel de l’ambassade des États-Unis à Paris. Ce voyage a bénéficié d’un co-financement du Programme MOST-Drogues de l’UNESCO. L’auteur tient à remercier le gouvernement américain, le Programme MOST-Drogues ainsi que toutes les personnes, chercheurs et autres, qui ont bien voulu donner de leur temps pour le rencontrer aux États-Unis.

[2] Nous avons pu montrer ailleurs que les concepts directeurs de la narco-diplomacy américaine sont les mêmes que ceux qui inspirent la politique intérieure ; du fait de différences légalo-bureaucratiques évidentes entre les sphères internes et externes, ils ne peuvent pas être mis en ìuvre de la même manière. Voir Laniel, Laurent : The Relationship between Research and Drug Policy in the United States, MOST Discussion Paper, Paris, UNESCO, 1999.

[3] Mill était également opposé à l’utilisation de la loi pour empêcher les individus de s’autodétruire, et il est probable qu’il n’approuverait pas la politique antidrogue américaine actuelle. Marc Moore cite le passage suivant d’un des ouvrages de Mill, La Liberté : « La seule raison pour laquelle on peut exercer de plein droit un pouvoir sur un individu membre d’une communauté civilisée contre son gré, c’est d’empêcher que d’autres pâtissent de ses actions. Le propre bien-être de l’individu en question ne constitue pas une justification suffisante. », (On Liberty, 1859) in Moore, Marc, « Drugs, the Criminal Law and the Administration of Justice », in Bayer, Ronald et Gerald Oppenheimer (dir.), Confronting Drug Policy: Illicit Drugs in a Free Society, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 1993, p. 226.

[4] Office of National Drug Control Policy, The National Drug Control Strategy, 1998, Washington, Executive Office of the President, 1998, p. 17 (see the National Drug Control Strategy 2003 here).

[5] Mauer, Marc, Americans Behind Bars: A Comparison of International Rates of Incarceration, Washington, The Sentencing Project, 1991 ; Americans Behind Bars: U.S. and International Use of Incarceration, 1995, Washington, The Sentencing Project, 1997.

[6] Office of National Drug Control Policy, The National Drug Control Strategy, 1998, op. cit., p. 17 (NDCS 2003).

[7] Schlosser, Eric, « The Prison-Industrial Complex », The Atlantic Monthly, décembre 1998, Vol. 282, No.6; Christie, Nils, Crime Control as Industry: Towards Gulag, Western-Style?, London et New York, Routledge, 1996 (1993).

[8] Voir la campagne d'Amnesty International contre divers abus, dont des viols, meurtres et tortures commis par des policiers et des gardiens de prison américains ici .

[9] Human Rights Watch, Cruel and Usual: Disproportionate Sentences for New York Drug Offenders, Human Rights Watch Report, Vol.9, No.2(B), Human Rights Violations in the United States, New York, mars 1997, p. 9, citant Carmona v. Ward, 576 F. 2d, 405 423 (éd Cir. 1978) cert denied, 439 U.S. 1091 (1979).

[10] Caulkins, Jonathan, Peter Rydell, William Schwabe et James Chiesa, Mandatory Minimum Drug Sentences: Throwing Away the Key or the Taxpayers’ Money?, Santa Monica, RAND, 1997.

[11] Dilulio, John, « Against Mandatory Minimums: The Disaster of Drug-Sentencing Laws », National Review, 17 mai, 1999, p. 48. D’après certaines estimations, seuls 10% des prisonniers faisant usage d’une ou de plusieurs drogues (y compris l’alcool), soit environ 80% du nombre total de prisonniers aux États-Unis, bénéficient d’un traitement en prison.

[12] Human Rights Watch, Cruel and Usual, op. cit. p. 2.

[13] Greenwood, Peter, et al., Three Strikes and You're Out: Estimated Costs and Benefits of California's New Mandatory-Sentencing Law, Santa Monica, RAND, 1994.

[14] Duster, Troy, « Pattern, Purpose, and Race in the Drug War: The Crisis of Credibility in Criminal Justice », in Reinarman, Craig et Harry Levine (dir.), Crack in America, Demon Drugs and Social Justice, Berkeley, University of California Press, 1997, p. 262.

[15] DiMascio, William, Seeking Justice: Crime and Punishment in America, New York, The Edna McConnel Clark Foundation, 1997, p. 13.

[16] The Sentencing Project with Human Rights Watch, Losing the Vote: The Impact of Felony Disenfranchisement Laws in the United States, Washington, 1998. Pour de plus amples précisions sur les divers effets socio-économiques et politiques de la « Guerre à la drogue » aux États-Unis, voir « Des pauvres qui rapportent : L’impact économique et social de la guerre à «la drogue» aux États-Unis », in OGD, La géopolitique mondiale des drogues 1998/1999, Paris, avril 2000.

[17] Par exemple, Roberts, Donald, « Punishing Drug Addicts Who Have Babies: Women of Color, Equality, and the Right of Privacy », Harvard Law Review, 1991, Vol. 104.

[18] Par exemple, Morley, John, « White Gram’s Burden », in Drug Policy Letter, No. 28, hiver 1996.

[19] National Institute on Drug Abuse (NIDA), National Household Survey on Drug Abuse: Main Findings 1991, Washington, Government Printing Office, mai 1993, p. 58, Table 4.4. Le NHSDA est une enquête annuelle menée par le NIDA, une agence du ministère de la Santé des États-Unis spécialisée dans la recherche sur l’abus de drogues, qui est destinée à évaluer la prévalence, l’incidence et bien d’autres aspects de la consommation de drogues illégales aux États-Unis. L’enquête est réalisée auprès d’un échantillon de la population américaine interrogé par téléphone sous garantie d’anonymat (plusieurs milliers de foyers sont ainsi contactés). L’une des limites les plus souvent soulignées de la méthodologie du NHSDA est qu’elle tend à sous-représenter les secteurs pauvres de la population, notamment les sans-logis et ceux qui ne sont pas abonnés au téléphone.

[20] Dalaker, Joseph, Poverty in the United States: 1998, U.S. Census Bureau, Current Population Reports, Series P60-207, U.S. Department of Commerce, U.S. Government Printing Office, Washington, septembre 1999, p. ix.

[21] Le processus de fabrication du crack est extrêmement simple et peut-être réalisé dans une cuisine d’appartement : il s’agit de chauffer, dans un four à micro-ondes, un mélange de chlorhydrate de cocaïne (cocaïne en poudre), d’eau et de bicarbonate de soude.

[22] United States Sentencing Commission, Cocaine and Federal Sentencing Policy, Special Report to the Congress (as directed by section 280006 of Public Law 103-322), Washington, Government Printing Office, février 1995, p. ix.

[23] Ibid., p. xi.

[24] Reuter, Peter, « Hawks Ascendant: The Punitive Trend of American Drug Policy », in Daedalus, été 1992, Vol. 121, No. 3.

[25] Affaire Turner v. United States, 396 U.S. 398, 426, 1969, cité dans Wisotsky, Steven, « Images of Death and Destruction in Drug Law Cases », in Trebach, Arnold et Kevin Zeese (dir.), The Great Issues of Drug Policy, Washington, The Drug Policy Foundation, 1990, p. 52.

[26] Sur le rôle de la télévision dans la « Guerre à la drogue » de l’époque reaganienne, voir l’excellent Reeves, Jimmy et Richard Campbell, Cracked Coverage. Television News, the Anti-Cocaine Crusade, and the Reagan Legacy, Durham and London, Duke University Press, 1994.

[27] Reinarman, Craig et Harry Levine, « The Crack Attack: Politics and Media in the Crack Scare », in Crack in America, op. cit., pp. 22-23. La presse découvrirait ensuite que le sachet de crack brandit par le président n’avait pas été « saisi », mais acheté, pour 2 400 dollars, à un adolescent noir par des agents undercover de la DEA. Non seulement les agents n’arrêtèrent pas l’adolescent, mais ils eurent fort à faire pour le convaincre de réaliser la transaction dans le parc mentionné ; le jeune leur aurait notamment déclaré : « Elle est où, cette p... de Maison Blanche ? ».

[28] Goldstein, Paul, Henry Brownstein, Patrick Ryan et Patricia Bellucci, « Crack and Homicide in New York City: A Case Study in the Epidemiology of Violence », in Crack in America, op. cit., surtout pp. 115-122 et Tableau 6-1.

[29] National Institute of Justice, 1998 Annual Report on Drug Use Among Adult and Juvenile Arrestees, Research Report, Arrestee Drug Abuse Monitoring Program (ADAM), Washington, Department of Justice, avril 1999.

[30] Même si le NIJ déclare qu’I-ADAM en est encore à la phase de lancement, il a déjà donné lieu à une étude comparative : Taylor, Benjamin et Tracy Bennett, Comparing Drug Use Rates of Detained Arrestees in the United States and England, NIJ Report, Washington, Department of Justice, avril 1999.

[31] Le NIJ, que nous avons interrogé à cet égard, a déclaré qu’il n’existait pas d’accord formel entre lui et les firmes de prisons privées.

[32] Zimring, Franklin et Gordon Hawkins, The Search for Rational Drug Control, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 138.

[33] Ibid., p. 140.

[34] Définition donnée par Reinarman, Craig et Harry Levine, « Crack in Context: America’s Latest Demon Drug », op. cit., p. 9.

[35] Zinberg, Norman, Drug, Set, and Setting: The Basis for Controlled Intoxicant Use, New Haven, Yale University Press, 1984, citation p. x..

[36] Lindesmith, Alfred, Opiate Addiction, Bloomington, Principia Press, 1947.

[37] Becker, Howard, Outsiders, New York, The Free Press of Glencoe, 1963.

[38] Gootenberg, Paul, Cocaine: Global Histories, New York, Routledge, 1999, constitue un excellent exemple de l’utilité des concepts de Zinberg pour une étude historique.

[39] Clayton, Richard, Marijuana in the ïThird World’: Appalachia, U.S.A, Studies on the Impact of the Illegal Drug Trade., Vol. 5, United Nations Research Institute for Social Development and the United Nations University, Boulder et London, Lynne Rienner Publishers, 1995.

[40] Hagedorn, John, The Business of Drug Dealing in Milwaukee, Wisconsin Policy Research Institute report, juin 1998, Vol. 11, No. 5, p. 1.

[41] Bourgois, Philippe, In Search of Respect: Selling Crack in El Barrio, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. Un traduction en français de cet ouvrage vient de paraître à l’heure ou nous écrivons ces lignes : Bourgois, Philippe, En quête de respect. Le crack à New York, Paris, Seuil, 2001. Les citations présentées dans cet article sont tirées de l’ouvrage original en anglais et ont été traduites par l’auteur de cet article.

[42] Ibid., p. 68.

[43] Ibid., p. 68.

[44] Ibid., p. 63.

[45] Musto, David, The American Disease, Oxford et New York, Oxford University Press, 1987 (1973).

[46] L’auteur souhaite remercier Pierre-Arnaud Chouvy, auteur de l'indispensable geopium.org, de son aide pour la rédaction de cette conclusion.

[47] A moins de dire, comme le font de nombreux Américains (et pas seulement des Noirs), qu’elles constituent un moyen de ségrégation raciale implicite.

[48] Sur la croissance des entreprises carcérales privées aux États-Unis, voir OGD, « Les bonnes affaires de la «Guerre à la drogue» » et « Les barons de la prison connection », La Dépêche Internationale des Drogues, nÁ 94, septembre 1999.

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